Aux portes de la dictature

Au début de sa carrière, il travaillait avec des ados dans les centres sociaux. On lui avait dit, tu verras, c’est sympa, et puis, il s’était vite rendu compte que c’était bien plus difficile que ce qu’il avait imaginé. Il avait été bien incapable de formuler les enjeux qui se mettaient à l’œuvre, mais il avait senti qu’il y a avait là quelque chose d’essentiel à ne pas rater. C’était physique. Une lutte à entreprendre. L’ultime combat avant que les ados ne soient jetés dans la délinquance par brouettées de quinze. Il n’y était pas si mal arrivé. À les retenir de plonger. C’était un appel permanent. On le craignait, mais on le désirait aussi. Se sauver et se détruire. Comme des synonymes. Aucune différence.

Il était allé sur leur terrain, et il avait eu envie d’essayer, comme tenté par l’expérience de s’abîmer un peu, lui aussi, mais pas trop, peut-être juste dégrader, un mur, une pièce, une seule partie, comme on scarifie l’un de ses membres mais sans le montrer vraiment. Ça fait mal, mais personne ne le sait, à part une toute petite communauté avec laquelle on partage un peu, au moins les moments où l’on apprend à s’effondrer sans larmes. De les avoir rejoints, pas si loin de ce qu’ils prospectaient, il avait réussi à leur formuler ce qu’ils n’arrivaient pas à concevoir, la limite à ne pas dépasser pour ne pas se mettre soi-même en danger. Il avait réussi. Il avait sauvé des générations entières.

Sauf que peu à peu, son travail avait pris de la valeur, administrativement parlant. Il fallait désormais un diplôme estampillé X35-276-HBSC. Il n’avait eu tout à coup plus aucun droit de mettre à profit son expérience. On l’avait mis à sortir les poubelles, à relever le courrier, à donner les clés. Et tous les jours, il prenait le métro depuis l’appartement où sa mère était morte sous ses yeux, en se disant qu’il n’avait plus rien à faire, qu’il n’aurait plus rien à créer, alors il s’était mis à boire, d’abord après le travail, pour s’endormir plus vite, puis avant le travail pour oublier un peu, puis pendant le travail, comme ça, parce que ça ne se verrait pas, pensait-il. Seulement, ça se voyait. Ça se sentait, aussi. Et un jour, il n’avait pas contrôlé son comportement. C’était la faute grave à ne pas faire, en direct. Les sentinelles l’ont immédiatement relevée. Nous tenons à vous signaler. Et c’est l’engrenage de la honte. L’accusation. Pointé du doigt.

Mais voici en partie ce qu’on ne pourra jamais lire de ce regard lorsque l’agent avoue sa faute pour qu’un autre prenne position sur sa peine. Encore un mot qui a amalgamé plusieurs origines. Comme par hasard, douleur, sanction, salaire, quand il est question de se séparer à jamais, quand on ne prend pas en compte tous les éléments, quand elle devient une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, et si elle est prononcée par notre administration, un crime de la société sur l’individu. Un regard, dans le vide, désormais, alors qu’il avait tant fait pour aider des personnes en souffrance, se demandant pourquoi au moment où lui-même en avait maintenant besoin, aucun ne viendrait le sauver.

On aurait pu prendre le temps d’essayer, par un autre programme que ce qui conduit au conseil de discipline. Faire renaître la parole, par exemple, pour entendre ce qui dysfonctionnait dans le service depuis de nombreuses années, mais on l’a empêché. Le Directeur était là. C’était une surprise de le voir débarquer. Et devant lui, il n’y avait plus que la soumission qui s’exprimait. Résultat : exclusion. Pas longtemps. Pour le symbole, presque. Mais exclusion quand-même. Rien n’a été réglé, encore moins ce qui s’est construit sous nos yeux : une souffrance au travail, en constante évolution.

Ce n’était pas normal que le Directeur soit là. En fait, la constitution de ce genre de conseil est laissée à l’appréciation de quelques responsables. Ce n’est pas véritablement dans la loi, à part un représentant de ceci, un représentant de cela. C’est un tribunal avant l’heure, offert par l’argent public. Si on n’y trouve pas de sanction raisonnable, on ira un peu plus loin, mais ce sont alors des avocats, qu’il faudrait mobiliser, déplacer, et surtout, payer. Autant faire ça entre nous. Le résultat est le même. Le suspect est condamné. Il va purger sa peine, et basta.

C’est au niveau des sentinelles qu’il faut agir, car depuis qu’elles ont les moyens de s’exprimer, nous arrivons toujours très légèrement trop tard.