L’enfance victorieuse

On ne pouvait deviner ces drôles de réunions que nous entendions s’organiser dans l’appartement d’à côté qu’aux horaires un peu stricts auxquels des grappes de personnes légères entraient ou sortaient et se retrouvaient attroupées dans la cage d’escalier ou bloquant l’ascenseur. On ne se serait peut-être jamais inquiété de quoi que ce soit si un voisin n’avait pas été, un jour, été obligé par on ne sait quels travaux sur le réseau câblé, de passer toute une soirée à regarder l’écran noir de sa télévision en tripotant son téléphone portable sur twitter pour tout de même suivre en direct la finale d’on ne sait pas quoi non plus et qui, d’abord, s’était pour la première fois aperçu, alors qu’il vivait là depuis de nombreuses années, que les murs de son appartement étaient de vrais papiers à cigarette à travers lesquels on pouvait deviner, si on s’y intéressait un tant soit peu, chaque mouvement, le moment où une mère criait À table au reste de la famille, les claquements d’une porte, les musiques préférées d’un adolescent en phase d’émancipation, et donc, ce soir-là, les vives discussions d’un groupe d’amis.

Le voisin n’avait jamais envisagé autrement la vie collective de sa résidence qu’en passant devant ses fenêtres et en voyant donc un tel faire ceci, une telle faire cela, les lumières s’allumer ou les volets se fermer. C’est sans doute à cause de la récurrence d’éclats de voix que, peu à peu, d’abord surpris, puis agacé, il avait fini par s’intéresser aux bruits qu’il percevait, curieux d’entendre à quel point l’assemblée semblait vivante. À aucun moment le voisin ne s’était dit que la situation exceptionnelle dont il était en train de faire l’expérience, à savoir, n’avoir aucun écran géant où plonger son attention jusqu’à s’endormir, était à l’origine du fait qu’une perception s’était, pour une fois, orientée de l’autre côté du mur là où, sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte, il y avait, peut-être, une fête tous les trois soirs ou une famille devenue au fil des années extrêmement nombreuse. Il avait pensé que c’était exceptionnel, qu’on y célébrait un événement du type mariage ou anniversaire. Il vérifia même à l’aide de quelque mot-clé dont il avait le secret s’il n’y avait pas un match d’on ne sait quoi dont il aurait raté l’annonce depuis que sa télévision était en deuil de réseau câblé. Non, rien de tout cela. Rien ne justifiant qu’on s’amuse à une porte de palier de chez lui alors qu’il traversait l’enfer d’une soirée ratée. Il fut si nettement intrigué qu’il ne résista pas au besoin d’en savoir davantage. Il enfila un pantalon et sonna chez le voisin.

À sa grande surprise, il fut accueilli avec beaucoup de sympathie. Chers amis ! C’est notre bon voisin ! Et déjà, on entendait crier des hourras de bienvenue. On demandait à voix hurlante comment il était possible qu’il ne se soit pas manifesté plus tôt. On faisait de la place sur le canapé. On allait chercher un verre. On débouchait une nouvelle bouteille. Chacun riait, se levait saluer le nouvel arrivant, lui disait son prénom, cédait sa place, offrait une cigarette. Le voisin, éberlué, fut happé par l’énergie festive et ne se fit pas prier. En moins de quelques minutes, il faisait partie des meubles. On aurait presque dit qu’il avait organisé la soirée. C’est seulement au bout de deux trois verres, tâchant de saisir de quoi parlaient tous ces personnages qu’il n’avait jusqu’ici jamais vus, il posa une question : mais enfin, que fêtez-vous, au juste ? Et tout le monde se mit à nouveau à rire, à trinquer, à répéter la question à celles et ceux qui ne l’avaient pas entendu, occupés à fumer à la fenêtre. Puis on lui révéla : nous fêtons notre victoire, nous profitons de notre joie. Il apprit que tous s’étaient sauvés d’un système autoritaire où ils avaient organisé une rébellion qui avait fonctionné bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé. Au départ, lui disait-on, on s’était dit que nous inverserions deux trois normes histoire de déstabiliser le système, mais nos prises de décision ont eu un tel effet que nous avons vu sortir de leur terrier des paroles inouïes, des textes inédits, des personnages que nous pensions définitivement oubliés. Ils se sont tous regroupés dans la pensée et ils ont projeté d’aller dans cet espace mis à leur disposition pour enfin y vivre librement. Et déjà, on lui montrait le début de l’histoire comme on ouvre un vieil album de photos. On se disait Mais comment a-t-il pu vivre à côté de cet incroyable événement !? Vous voyez, ça, c’est presque l’acte fondateur, mais on riait encore en murmurant discrètement enfin, presque… Peu importe. On riait encore en laissant défiler les comptes-rendus de réunion, les ouvertures de secteur, l’apparition d’un thème, la révélation d’une énigme. Et voyez-vous, on arrive enfin au chapitre 3, notre chapitre, et les coupes de champagne se levaient, les hourras redoublaient d’intensité. Nous nous sommes définitivement détachés des contraintes de la réalité qui n’ont, sur nous, plus aucune influence. Nous sommes comme virtuellement autonomes. Le pouvoir n’a fait tout le long que se manifester dans un sens. Nous le constations jour après jour. C’était bien la virtualité qui avait de plus en plus d’impact sur la réalité, jusqu’à non pas la contrôler complètement (qui ça intéresserait, franchement, parmi nous, personne, et ça riait encore) mais abolir notre dépendance à ces méandres de feuilles de calcul, de tableaux, de formulaires. Ça a commencé ici, exactement. Et on lui montrait un épisode qui avait été lu plus de quinze mille fois. Un inspecteur est venu nous demander des comptes. Il a dit Mais qu’est-ce que c’est que ce truc qui voudrait relater ce qui s’est passé la veille pour le crier le lendemain sur tous les toits du monde. Mais, cher inspecteur, où voyez-vous que nous parlons d’hier. La date, bien sûr ! Il y a concordance de dates, concordance de situations, on reconnaît même Monsieur Untel qui traversait la rue à ce moment-là, comme une photographie que vous avez oublié de flouter avant de la diffuser. Ah ? Mais si vous regardez bien, êtes-vous sûr que le sujet est celui que vous évoquez ? Enfin, c’est évident ! Ah oui ? Reprenez-vous. Calmez-vous. Prenons un exemple simple. La pomme rouge est sur la table. On parle d’une pomme, rouge, posée sur une table. OK, c’est clair. Le grand dadais traverse la rue. De qui parle-t-on ? Qu’est-ce qui est plus important ? Le grand dadais ou le fait qu’il traverse la rue ? Là, évidemment, c’est level 2. Il faut remettre dans son contexte et espérer comprendre quelque chose. La pomme rouge est sur la table, je la prends et je la mange. Niveau suivant : le grand dadais traverse la rue et entre dans la fabrique de l’histoire. Des thèmes à droite, des thèmes à gauche. Des personnages en pleine action. Ils écrivent. Ils ont un rôle, une étiquette. On dira : une fonction. Lui, c’est… chut… ne révélez pas tout. Nous ne sommes pas encore au chapitre final. Nous n’allons pas, non plus, fournir un résumé avec des flèches vertes pour mieux s’orienter. On prépare le feu d’artifice. Le début était boring as fuck, comme disent les jeunes. Et là, se lève l’avocat du diable : Oui, mais je vous trouve assez intransigeant de ce point de vue. Il fallait constituer ces barrières de protection sinon, comment serions-nous entre nous aujourd’hui en train de fêter notre liberté ? Il fallait tromper, il fallait mentir, il fallait corriger au fur et à mesure. Il fallait piéger. Nous étions encore entourés de multiples sentinelles. Nous étions allés dans les grands immeubles du pouvoir. Nous nous étions infiltrés la nuit et nous avions découvert avec effroi que les sous-sols avaient servi à la Gestapo pendant la dernière guerre et qu’il y avait les mêmes instruments de torture, les mêmes lampes, les mêmes geôles. On arrivait là uniquement si nous étions dénoncés par un voisin ou un collègue. Alors, nous avons fait quelques photos et nous sommes allés directement au cinquième étage sans passer par la case fouille. On a dit : c’est fini, nous savons tout, nous connaissons vos méthodes, rendez-nous les clés. Et maintenant, à chaque étage, on fabrique des guirlandes lumineuses et on produit de l’infini. De l’infini ? (le voisin commençait à regarder tout le monde avec un air inquiet). DES LIVRES ! On les distribue dans les boîtes à livres gratuitement. On les pose dans les laveries automatiques. On les donne au libraire d’à côté avec un grand sourire. On contacte la presse locale et depuis quinze jours, c’est le buzz sur tous les réseaux sociaux. Et en quoi est-ce infini ? Et bien, voyez-vous, c’est très simple. Vous venez d’entrer dans l’histoire. Personne n’avait jusqu’ici entendu parler de votre existence et tout à coup, vous voilà. Vous n’êtes pas un personnage secondaire. Vous n’avez pas eu besoin d’un long portrait de cinq pages. Deux trois phrases et hop, vous nous rejoignez dans notre récit collectif. Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous cliquer désormais ? Vous êtes dans le jeu, dans l’enfance. C’est elle qui s’est peu à peu imposée. Elle tourne autour d’arbres remarquables. Elle a créé son propre loisir.