L’heure a sonné

Pour votre première journée, nous avons un exercice extrêmement formateur. Nous l’avons testé sur des souris et ça marche à tous les coups. Double lecture de notre situation. Deux lieux d’enfermement. Comme deux asiles d’aliénés. Il suffit de décrire ce que vous avez sous les yeux.

Il faisait si beau. Le soleil toute la journée. On était presque en vacances déjà. Comme un souvenir de l’été. Comme un air qui ne quitte pas la fenêtre.

D’abord, on se dit « ah bah oui, c’est pratique ». Il n’y a plus qu’à copier et coller. Tout est disponible, et sincèrement, ça ne coûte pas grand chose. Seulement quelques euros par mois. Et les mois défilent. Et on ne fait que payer bêtement, parce qu’en fait, le format ne convient pas vraiment. C’est toujours la même chose. La machine se met à décider à notre place à partir de quand on aimerait que ça s’arrête, mais au fond de nous, on n’a pas envie que ça s’arrête. On veut que ça ne fasse que durer.

On pourrait faire comme eux, un bilan tous les trois mois. C’est bien ça. On coupe les années en quatre. Comme les saisons. On pourrait commencer par ça, comme tout le monde. Bilan et perspective. Alors, d’abord, la visibilité de l’entreprise. Mouhahaha. Ils ont cru qu’ils allaient pouvoir rivaliser avec celles qui dépensent des milliers d’euros pour avoir à temps complet une armée de communicants qui ne font que balancer à longueur de journées de l’information à consommer. Ils n’avaient pas pensé qu’au bout d’une certaine période on allait mettre des filtres. En première page, quel que soit le mot-clé, c’est le sponsorisé qui se présente. Il n’est pas forcément plus intéressant qu’autre chose, mais il revient à intervalle régulier. Tous les matins, hop, une image qui s’intègre au flux de la pensée. Jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus de le voir. Jusqu’à ce qu’on clique. Ah oui, j’ai entendu parlé de ce que vous évoquez. D’ailleurs, WOW, quelle activité ! On voit que ça fuse de tous les côtés. Oui, c’est un tout petit sujet qui prend de l’ampleur juste parce qu’une équipe armée jusqu’aux dents à décider que ce serait de cela qu’on parlerait dans les médias. On vérifie encore avec le mot-clé, et on remarque. C’est comme si ce que vous étiez ne représentait rien. Allez jusqu’à la page dix. Il n’y a rien de ce que vous développez vraiment. Ce qui compte, c’est ce qui sera populaire, au sens où il y aura des millions de personnes concernées. Sinon, ça n’a aucun intérêt. Inutile d’en faire une quelconque présentation. Ah ben oui, c’était comme un journal au début. On s’était dit que quelques-uns finiraient par le consulter d’eux-mêmes, mais les autres produits gagnent. On préfère les goodies. Et puis on désire l’avoir, intimement. On le veut. On l’achète. Il suffit de cliquer. Dans quelques jours seulement, je l’aurai dans ma boîte aux lettres.

Les banderoles flottent au vent. Dessus, des jeux de mots pour attirer l’attention. Nous pensons que c’est déjà lui qui s’adressait à la foule, mais il y a comme un doute. Celui-ci a commencé différemment, en lisant l’extrait d’un livre. C’était comme un classique. Et puis, il annonce : « On ne pourra jamais considérer être presqu’au même endroit que celui-ci ». Nous sommes plus contemporains. Toi, là-bas ! Ton rôle, c’est de recopier. Toi, de faire un journal. Toi, de prendre des décisions économiques. Toi, c’est l’esthétique. Toi, ce sont les relations avec le parlement. Un bâtiment entier consacré à ce service. Il y a une plaque dans la rue. Des berlines dans la cour. Ah, ah ! Nous y sommes. Voici la continuité. On s’inquiète. On ne s’est pas couchés vraiment. On a veillé toute la nuit. C’est évident qu’ils se sont organisés pour mettre en place une cellule active 24h sur 24. On pourrait leur proposer de partager un espace de travail. On appellerait cela concertation. Super ! Voilà une merveilleuse idée. Lançons-nous dans la logomachie. Chers amis, nous allons faire une pause, car nous devons nous préparer à recevoir une délégation officielle. Ce sera peut-être aujourd’hui. Oui, oui, ils ont réussi à comprendre que nous étions en situation de crise. Il faut agir vite. Alors, voici ce que nous proposons. Toi, le ménage. Toi, tu disposes quelques livres subversifs sur la table basse. Les curieux verront défiler au moins les titres. Ils se diront « Ah mince, je n’ai pas lu celui-ci » ou « Tiens, ça a l’air intéressant ». Ils essaieront de se souvenir de ce qu’ils ont laissé, eux, sur leur table basse. Oh my God. En fait, ils s’en rendent compte. C’est le lieu de l’oubli. C’est justement ce qu’on laisse un jour. Et puis, ça fait une pile. Je n’ai pas réussi à dépasser les quinze premières pages. Ce n’est pas le sujet qui ne m’intéressait pas, c’était la place que l’auteur voulait occuper à travers ce témoignage, parce qu’au fond, il ne faut pas se leurrer. Ils écrivent, on les publie, on les diffuse, on les achète. Ils réclament de l’attention. Ils se disent : plutôt que de montrer mon vrai corps maladif sous la forme d’une image qui ferait le tour du monde dans la catégorie boring, autant le placer dans un espace aux frontières délimités où s’engouffrent des foules. Ce mouvement est devenu nécessaire. On a envie de les voir débarquer. Ils arrivent tous en même temps. Il y a même un ministre. C’est-à-dire, l’officiel. L’heure a sonné. Soyez les bienvenus dans la pensée en train de se réaliser.