La maltraitance

Il y a longtemps que je n’étais pas allée à une réunion de service. Certains semblaient presque étonnés de me voir. Il n’y avait pas grand monde. Au fond, je me doutais un peu que les réunions ne concernaient plus que quelques affidés.

Alors, bien sûr, je vous passe les détails d’hygiène : il était en retard, avec, sous le bras, sa collaboratrice attitrée (c’est celle qui s’est autodésignée – Le directeur avait une technique facile, il disait : tant qu’il n’y a personne qui se présente, la place reste vacante et le travail n’est pas fait, alors, au bout de quelques mois, il y avait toujours quelqu’un qui se proposait, et elle, elle était là depuis de nombreuses années). Il nous fait changer de pièce pour avoir plus chaud. Il n’y a que lui qui avait froid.

Il rappelle quelques règles auxquelles il tient absolument. Ne vous adressez pas au DRH directement. Il fait un portrait terrible du gars en question. Ça donne pas envie de lui écrire. Il vaut mieux que tout passe par lui. Je lance tout de même une petite rumeur dans les rangs. Le DRH n’est pas dans la pyramide hiérarchique. Il n’est pas notre supérieur. Il est censé appliquer strictement la loi, et répondre à nos demandes dans la mesure de ses moyens. Les demandes sont individuelles. C’est un droit, que nous avons tous, de s’adresser à lui, et il ne faut pas s’en priver. Certains me répliquent que ça va souvent plus vite quand on passe par le directeur. Oui, quand il a envie. Sinon, ça traîne sur son bureau et vous, vous attendez. D’ailleurs, remarquez ce qu’il vient de dire : certaines requêtes auraient été tout simplement refusées. J’ai demandé à qui, et il n’a pas su répondre. Ce n’est pas parce que c’est un secret d’état, c’est parce que ce n’est pas vrai. Ce type nous balade dès qu’il ouvre la bouche. Il parle de lois très compliquées, de chartes qui circuleraient auxquelles on aurait à se soumettre, d’alinéas dans les contrats d’assurance qui permettent qu’un jour, il refuse ce qu’on lui propose, et l’autre, il nous impose une idée farfelue.

Puis, il reprend des sujets qu’on avait déjà abordés en formation. Les mails professionnels, tout ça. Mais il en rajoute une couche sur notre responsabilité. Il voudrait faire un peu pote avec nous, alors il nous donne quelques combines. Si on veut, par exemple, envoyer quand même des textos. On se dit, c’est la vie, de toute façon. Comment pourrait-on l’empêcher ? Quand on aura besoin, on fera. Mais lui, il prend ça très au sérieux, et c’est comme un effondrement. En public. Avec son petit public. Un public acquis à sa cause. Il parle plus lentement. Pour pouvoir dire quelque chose. Il parle de très loin. Ah ça, oui, ça venait de très loin. Pour finalement dire : je me suis fait attaqué en public.

Il m’est presque apparu tout à coup différent. L’image que j’avais de lui s’est transformée. Ce n’est pas comme s’il m’était devenu sympathique, mais quelque chose de ce qu’il avait créé avait permis cela, une écoute plus attentive. Au fond, on avait peut-être cette chose en commun, un traumatisme, que moi, j’avais en partie réglé, ou dont j’avais en partie pris conscience, et lui, qu’il venait là mettre en scène. C’était l’humiliation qui s’était installée à sa place. Elle avait besoin de s’exprimer. Et lui, à travers elle, nous demandait, finalement, de l’aider. Et je l’ai fait. Ce n’était pas difficile parce qu’il avait tout bien présenté. On se retrouve dans des réunions, à trois, et ils sont toujours deux contre moi. Alors, je lui ai dit : c’est très simple, il faut briser cette situation, y adjoindre une autre personne ou faire en sorte que les décisions soient prisent autrement. Nous associer, par exemple. Bien sûr que je me moquais pas mal de savoir quel genre de décisions il avait à prendre et pourquoi il s’était fait attaqué. C’était la manière de le dire. On pourrait dire ils m’ont fait ça ou ça puis il a dit ça puis le téléphone a sonné et, par chance, tout s’est arrêté. Mais ce n’est pas ce qu’on dit. On dit je me suis fait attaqué en public. Ce sont ces mots qui agissent. Ce sont eux qui témoignent. Ils m’ont interpelée. Il s’est placé à ce niveau hiérarchique parce qu’il avait senti qu’il avait besoin de contrôler une forme de pouvoir. Il va peut-être bientôt comprendre que ce n’est pas le travail qui a produit ces malaises successifs. C’est son inaptitude à accepter lui-même l’élément constitutif de son angoisse qui l’a conduit à participer aux conflits internes qu’il vient nous relater. Oui, il a participé à cette situation, l’a même peut-être désirée pour mettre à nouveau en jeu l’inréglé.

Il m’a remerciée de lui formuler cette solution. Il a cherché quelques excuses économiques qui empêcheraient peut-être de la mettre en application, mais je lui ai dit : vous trouverez toujours des personnes prêtes à aider lorsque ça en vaut la peine. Quelque chose va mieux circuler, à présent. Parce qu’il a fait malgré lui l’aveu de sa faiblesse. Et qu’il n’y avait personne en face qui avait envie de lui faire du mal.

Pour une fois.
Peut-être, une première fois.