C’est un spectacle rare

Un signal d’alarme quelque part dans un bureau. Et c’est reparti. Le document se met à jour sous nos yeux. Chef ! Chef ! Le contact vient de reprendre son activité. Très bien. Enregistrez tout. Oui, chef ! Mais restez un peu, tout de même, vous tombez bien, car ce qui est intéressant, ce n’est pas de lire après, c’est de voir naître le texte, voyez-vous, comme on serait devant la télé, inactifs, on nous balance des images, à une certaine heure, on croit avoir fait un choix, mais en fait, on ne fait qu’absorber comme on mangerait de la bouffe avariée sans s’en rendre compte. Et puis, tout à coup, la parole devient différente. On se dit, c’est comme un livre ouvert en train de s’écrire sous nos yeux. Quelqu’un est conscient de cela et nous le signifie. C’est lui qui nous observe. Il sait qu’en ce moment, vous vous penchez sur mon épaule pour faire semblant de vous intéresser à ce que je viens de dire, et au début, vous n’y croyez pas vraiment. Vous pensez que je fabule. Puis vous me demandez de vous céder ma place. Et vous ne faites plus que lire. Vous êtes comme capturés. Vous vous tournez vers moi et vous posez quelques questions. Vous voulez savoir depuis combien de temps tout cela est en mode de fonctionnement. S’il est possible que ce soit un robot qui écrive. Et je réponds. Chef. Un robot ne corrige pas. Il est convaincu, enfin… il est programmé pour soi-disant ne pas se tromper, mais voyez-vous, de temps en temps, il y a des hésitations, et l’écriture est irrégulière. Les fautes les plus classiques (comme les coquilles de frappe, par exemple), sont corrigées au fur et à mesure. Et puis, il y a comme des silences, des temps d’arrêt pendant lesquels on peut tout s’imaginer. Vous êtes déjà un peu plus curieux. Vous me demandez si j’ai fait quelques hypothèses concernant ces fameuses pauses. Et je vous dis que là, il faut juste transposer. S’imaginer comme à la place de celui qui produit. S’il est chez lui, un coup de téléphone, une faim soudaine, un besoin de consulter une définition, la fatigue qui tiraille. Et quand c’est plusieurs jours. Un voyage, des préoccupations liées à son travail, la mort d’un proche. Plusieurs mois. Je ne sais pas. J’ai été posté là pour ne rien rater. Il n’y a jamais d’explication. J’ai même l’impression que parfois, il revient juste pour me parler. Il. Oui, il. De cela, je suis maintenant convaincu. C’est un homme. Ou quelqu’un qui écrit en se faisant passer pour un homme. Ils pourraient être plusieurs. En effet. Ils pourraient se relayer. Créer ensemble un espace fictionnel. La seule certitude, là, tout de suite, c’est que ce n’est pas vous. Pas vous, directement. Vous êtes là et vous lisez, comme moi. Comme moi, vous découvrez. J’ai fait cette même analyse plusieurs fois avec des personnes qui étaient présentes à ce moment-là. Ce n’est pas rare, donc j’ai déjà une sorte de liste assez conséquente. Ah ! Vous voyez, là ! Il vient de corriger. Un robot ne ferait pas ça. Mais… mais… de toutes ces observations… vous devez avoir quelques indices sur son identité. Pas vraiment. Au fur et à mesure, cela me révèle plus sur ce que je suis, moi. Sur ce que je fais, aussi. Sur le fait que je sois la personne qui consulte. C’est une place très particulière. Je commence à sentir quand des phases de forte activité se mettent en mouvement, mais je ne sais jamais pourquoi ça s’arrête d’un seul coup. Plus rien. Alors, ça me manque. Je m’inquiète aussi. J’ai l’impression que ça ne reviendra jamais. Donc, si je comprends bien tout ce que vous me dites, si je reste avec vous, il devrait finir par nous parler à nous. Oui. Essayons.

Ils observent tous les deux l’écran. En silence. Le chef parcourt quelques lignes en amont. Il aimerait savoir si ce mystérieux interlocuteur a compris qu’il était entré dans la pièce, qu’il venait d’y avoir une conversation d’un nouveau genre entre lui et son observateur. L’histoire qu’on vient de lui raconter l’a quelque peu interpellé, mais il a tout de même quelques doutes. Tout cela lui semble invraisemblable. Il garde clairement à l’esprit que l’agent est épuisé par des heures de solitude cherchant à mettre du sens là où il n’y aurait rien à trouver d’aussi extraordinaire. Il imagine déjà le rapport qu’il écrira pour qu’on remplace cette personne qui semble ne plus pouvoir remplir sa mission. Et puis l’écriture se met enfin en mouvement. Il le voit différemment, désormais. Parce qu’un vous vient s’immiscer. Vous cherchez à comprendre ce qui est en train de se faire à l’instant même alors que vous pensiez que l’écrit, c’était forcément ce qui vous arrivait plus tard. Au minimum, quelques heures, lorsqu’on découvrait qu’une information venait d’être suffisamment éloquente pour alimenter une enquête. Mais vous percevez en direct que certaines formes vous échappent. Que vous ne pouvez avoir aucune prise dessus. Elle se fait au moment où vous n’êtes plus qu’un lecteur. Quelqu’un qui ne pourra rien changer.

ATTENDEZ ! Repassez le début du témoignage, là. Non, non, encore un peu avant. Faites un gros plan. Écoutez ce qui se dit. C’est de l’anglais. Oui, c’est de l’anglais, mais tout le monde parle anglais ici, donc ça va. Enfin, c’est de l’anglais, mais c’est présenté comme un poème. Oui, c’est bien ce qui nous intéresse tout à coup. Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque ressemblance avec ce qui nous a généré ? Quoi ? Qu’est-ce que vous insinuez ? Que l’écriture s’était ainsi annoncée autonome et qu’elle aurait mis en place un plan d’action quelques années plus tôt ? Écoutez, je sais que cela va vous paraître terrifiant, mais vous avez fait appel à nous parce que nous sommes des experts. Nous analysons plus vite que les autres et nous avons des banques de données qui nous permettent de suivre des pistes auxquelles personne n’aurait pensé, et là, c’est une évidence que nous tenons particulièrement à admettre chaque fois que nous procédons à une enquête. Il n’y a pas de création pure, de produit qui serait sorti de la terre sans prémices. Sans balbutiements, vous voulez dire ? Non, je dis bien ce que je dis : sans prémices. Un début d’histoire que vous avez manqué. Un prologue ? En quelque sorte. Un premier arbre qui a trouvé racine. Comme nous, il avait trouvé un environnement favorable et il s’est développé depuis. Comme nous. Est-ce que vous comprenez cela ? Puisqu’il n’y aurait que des fruits de notre imaginaire. Que nous serions à l’origine de ce qui est en train de se produire ? Que nous avons mis en place ce qui se propage sous nos yeux ? Voyez les voies qui se dispersent. Les tumultes qui s’expriment. La compassion qui s’installe. C’est un spectacle rare. Il y en a plein le ciel. C’est un feu d’artifice. L’arbre s’est fait modèle. Qu’on le connaisse où qu’on ne le connaisse pas, il agit comme tel. De même, les réseaux d’influence qui se sont propagés nous ont transformés sans que nous ne nous en soyons rendu compte. Regardez. (Il montre une nouvelle fois la carte). Cela clignote de partout. Il y a quelques semaines, vous auriez pensé qu’ils sont sur le point de nous encercler si vous n’aviez pas fait appel à nous, mais maintenant, voilà ce que nous aimerions vous aider à conclure : ce mouvement s’est rendu inéluctable. Il n’est composé que de ce qu’il y a d’humain parmi nous.