Premier avertissement

Voici encore que nous a été servi le discours des causes et des conséquences accusant celles et ceux que l’on voit partout sur les couvertures de magazines d’être les responsables, par les lois qu’ils promulguent, des restrictions budgétaires auxquelles on nous demande de nous soumettre. Tout cela serait aisé à admettre si nous ne nous étions pas intéressés à quelques chiffres que nous avons savamment trouvés rangés sur des lignes discrètes qu’on avait mystérieusement oublié de transcrire sur le powerpoint d’un séminaire de rentrée. Il est vrai qu’on serait proche du vertige en essayant de saisir comment de quelques centaines de milliards, nous arriverions aux quelques centaines d’euros qui concernent notre droit à prétendre évoluer tout au long d’une carrière et non, comme cela se produit actuellement, à voir chaque année notre pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil. Par contre, lorsque nous y regardons de plus près, et que nous dépassons le stade de sidération face aux milliards qu’on ne saurait compter, que nous mesurons sur une échelle de quelques centaines d’agents coûtant, de fait, de moins en moins d’argent étant donné que leur salaire est gelé depuis de nombreuses années, nous apprécions mieux les bénéfices ainsi réalisés sur notre dos, adoubés par les peurs qu’on a déposées en nous grâce à des camemberts tout rouges et des pourcentages grandiloquents. Car les dirigeants de notre belle Entreprise semblent avoir su bien faire, alors que nous quittions le terrain pour nous insurger contre une puissance qui nous dépasse, pour qu’aucune contestation ne soit exprimée là où, pourtant, le seul pouvoir en action, le seul pouvoir réel, institue un autoritarisme qu’on serait bien désolé de découvrir s’il nous était dévoilé, mais qui, grâce aux petits tours de passepasse médiatiques, reste totalement inaperçu et se développe à l’abri des regards indiscrets.

D’abord, ils font en sorte que nous ne soyons plus de la partie « perspectives » en plaçant les célèbres coordinateurs aux postes-clés. Ensuite, ces mêmes coordinateurs bien formés créent à l’intérieur de leur service une ambiance telle qu’on préfère aller à la salle de sport le dimanche plutôt que de réfléchir aux moyens dont nous disposons pour contrer ces dérives. Enfin, et nous le voyons clairement se développer, le harcèlement se déchaîne quand un agent semble se détacher un peu trop d’une ligne de conduite préalablement fixée.

Nous n’avons plus qu’à mettre le bon dossier sur le bon bureau, car certaines lois, contrairement à ce que l’on dit parfois, ne sont pas si mal faites. Elles établissent des droits auxquels on ne pourrait déroger, c’est-à-dire, en étant hors la loi, qu’à petits coups de stratégies faciles à placer devant un agent déjà terrifié.

– Il se prend pour la DRH ?

Lui, c’est un Directeur du quatrième étage. Un poste politique. S’il n’est pas d’accord avec le Président, il tombe. Alors, il est d’accord, politiquement, mais il est aussi chargé de ne rien laisser aller jusqu’au tribunal, car des manières internes, personne, dans la sphère publique, ne doit en entendre parler. Plusieurs dizaines de carrières en dépendent. Aussi apprécie-t-il que les procédures soient respectées, et là, il n’apprécie pas, parce qu’il a scrupuleusement feuilleté chaque page du dossier jusqu’à un mail, grave erreur, qu’aucun chef de service du rez-de-chaussée n’aurait dû envoyer, s’octroyant un droit qu’il n’a pas d’émettre un avis sur la situation globale de l’Entreprise.

– En quoi ça le regarde ?

C’est bien notre question. Et c’est bien pour cela que nous sommes devant vous. Vous savez, ce n’est pas facile de vous atteindre, et il y a plusieurs signes qui ne trompent pas lorsqu’on arrive ici. L’une de vos assistantes nous accueille en bas, nous accompagne, nous demande dans quel service nous travaillons, rappelez-moi votre nom, finit par nous faire cracher que nous allons au local syndical, et l’autre jour, à peine quelques minutes après que tout le monde se fut installé, le Directeur a débarqué, s’est étonné qu’il ne soit pas informé, et s’est mis à fusiller du regard les agents présents qui, eux, se sont mis à suer à larges gouttes. Celles et ceux qui avaient eu le courage de venir ont commencé à douter, puis à regretter. Ils sont allés s’expliquer depuis. Je venais juste me renseigner, mais tout cela ne m’intéresse pas vraiment. Le Directeur était rassuré de pouvoir en remettre une couche sur l’état de terreur de l’agent à moitié pardonné. Oui, méfiez-vous. À force de trop vouloir entrer en conflit, vous risquez la fermeture du service.

Depuis, je suis sur écoute, mais j’accepte la situation, car au fond, c’est bien moi qui ai tenté d’informer mes collègues de leurs droits et qui les ai appelés à se réunir. Il est vrai que nous en étions à « il faudrait que ce système s’arrête » lorsque le Directeur a débarqué. C’est donc aussi pour cela que je ne vous ai rien relaté par écrit, et que j’ai demandé à vous parler directement. Il faut que cela s’arrête. Votre méthode est trop visible. Vos sentinelles, pas assez discrètes. Alors, je vous demande de bien vouloir considérer le dossier que je vous dépose aujourd’hui si vous ne voulez pas voir votre bureau en fleurir comme poussent les mauvaises herbes, c’est-à-dire, à une vitesse que vous ne pourriez contrôler.

– Bien sûr. Comptez sur moi.

L’agent-demandeur a quitté le bureau à 14H38. Le Directeur en est sorti quelques minutes après avec un dossier à la main et s’est dirigé, comme la procédure l’exige, vers le rez-de-chaussée. RAS.