J’ai une centaine d’agents à évaluer chaque année.
Sur deux sites.
Le principe est très noble.
C’est comme un échange.
On demande aux personnes de s’engager pour une tâche, plus ou moins ingrate, de se soumettre à la hiérarchie et d’observer scrupuleusement un “devoir de réserve”. En échange, ils sont tous égaux. Ils ont tous les mêmes droits. Ils peuvent se présenter aux mêmes concours, aux mêmes postes. Tout est équitable.
Enfin presque.
Ils ont le droit aussi à un entretien individuel, chaque année, durant lequel ils font, avec moi, un bilan de l’année écoulée, et ils écrivent, avec moi aussi, des objectifs pour l’année à venir.
Après, je leur mets une note.
Une centaine.
Cette année, je leur donne vingt minutes pour convaincre.
Ils sont prévenus.
De toute façon, avec les formulaires d’évaluation, il suffit de cocher rapidement, un peu banal partout, pas trop sévère, avec de temps en temps des “bravos” pour qu’ils se sentent valorisés dans leur travail.
C’est ce qu’on apprend pendant les formations.
En gros, sauf s’il y a un très gros problème (de compétence, essentiellement), on doit banaliser, que ça ne fasse pas trop de bruit, que ça ne remonte pas trop haut. Parce qu’après, c’est signé par l’autorité. Elle en a des milliers à signer, l’autorité, alors elle n’a pas le temps de lire. Elle survole. Elle fait confiance à ses chefs de service.
Alors je coche, puis j’écris quelque chose d’encourageant, j’invente des qualités, des points à améliorer, selon si la personne que je vais recevoir est pénible ou non. Parce qu’ils sont pénibles, parfois. Ils en profitent tous pour y aller avec leurs petits problèmes, les clés, les horaires, celui-ci, celui-là, et puis, vous comprenez, avec deux enfants, une voiture en bas âge, des dettes à rembourser, ils veulent tous une prime, une augmentation, un avancement d’échelon, alors tout à coup, bien qu’on se dise à peine bonjour, ou qu’on s’engueule pendant les réunions, je deviens très intéressant, tout le monde est d’accord avec moi, trouve mes idées passionnantes, mes objectifs pertinents.
Après, ils doivent signer.
C’est le moment le plus délicat.
Ils sont censés signer après avoir relu.
Mais ils ne le font pas tous. De relire.
Et puis, s’ils veulent, ils peuvent remplir la case “vœux de l’agent”, mais s’ils ne la voient pas (elle est toute petite exprès), ils ne remplissent rien.
Avant qu’un agent entre. Je relis le formulaire de l’année passée, et j’improvise.
Celui-là, il faut faire gaffe. Il est du genre syndiqué.
À toujours écrire sur un cahier quand on parle.
Qu’est-ce qu’il avait formulé comme vœux l’année dernière ?
Aïe aïe aïe. Aucun n’a été satisfait.
Bon, la jouer fine. Grand sourire. Parler de tout de rien. Monopoliser le temps de parole. Parler un peu des autres. Essayer de le coincer sur des failles d’organisation. C’est tous des feignants. Je travaille cinq fois plus qu’eux tous réunis. Y a forcément quelque chose qu’il a rendu en retard.
— Et vos horaires, pourquoi je ne les ai pas ?
— Parce que la secrétaire ne vous les a pas transmis.
— Elle a aussi votre liste d’apprentis ?
— Oui.
— Et pourquoi je n’ai pas vos dates de manifestations ?
— Parce que vous n’avez pas regardé le courrier que vous avez reçu le 15 vous confirmant les dates de manifestations et que moi, en revanche, j’ai consulté le 17. Sinon, nous serions deux à ne pas le savoir. Et c’est la semaine prochaine.
— Mouhahaha !
C’est parti.
Il me sort la liste des dysfonctionnements.
Bien classés.
Les plus importants au début au cas où je lui couperais la parole.
Ce qu’il avait proposé de faire et qui n’a pas été fait.
Je note, je toussote.
Il en a plein son cahier.
Il me parle de tout ce qu’il faudrait développer. D’une évolution sur plusieurs années. Qu’il est prêt à accepter les réformes si on ne les applique pas brutalement.
Pas de clés, pas d’enfants, pas de voiture en bas âge.
Je lui rappelle qu’il faut me prévenir personnellement s’il rencontre des problèmes avec les secrétaires qui passent une année de tests avant réorganisation du service.
Il n’a pas de problème avec les secrétaires.
Je l’invite à signer.
Il relit tout, page par page.
Me tend le formulaire.
Il n’a pas rempli la case “vœux de l’agent”.
Ce n’est pas du genre à oublier ce genre de détail.
Il ne l’a pas remplie.
Et quand il sort, je vois qu’on y a passé plus d’une heure.
Tout ça pour ne rien vouloir.
Ne pas rappeler ce qu’il voulait.
C’est quoi, le message ?