Au point de se sentir arriver à la fin de sa propre histoire

Nous le pensions éliminé. Pour longtemps. Par l’élection, évincé. Mais voici qu’il revient, menaçant. À la table des puissants. Prêt à frapper.

Alors, dans nos corps blessés, ressurgit l’histoire. Encore.
Once upon a time. Les personnages, pétrifiés. Racontent.

Au fur et à mesure, nous nous rendions compte que les regards changeaient. C’étaient ceux de nos collègues, qui avaient évalué deux attitudes possibles : se battre en nombre ou se résigner, seul à seul avec la hiérarchie. Ils avaient choisi. Puisque nous n’allions rien pouvoir changer. Puisqu’il avait été élu. Désigné. Pour arbitrer. Tous les conflits. À coup de menaces verbales. Ils observaient le moindre de nos mouvements. Disaient de se méfier de ceux qui organisaient des réunions. Que nous étions en train de scier la branche sur laquelle nous étions assis. Parce que l’élu n’était pas content. Il allait tout fermer et mettre la démocratie au chômage.

Ils signaient. De leurs regards. Abaissés. Dire oui, que nous viendrons. À la réunion. Mais nous ne viendrons pas.

Quand nous rentrions le soir, épuisés, nous restions des heures à préparer les lendemains, à écrire des courriers, pour mobiliser, mais la vague était passée comme un rouleau compresseur. Fête de la ville. Des milliers de tracts distribués en quelques heures. Sur tout le territoire. Une série de mensonges, pour effrayer, puis inviter à une réunion publique. Tous unis derrière un même mot d’ordre, une logique de parti. Ça ne se discute pas, la logique de parti, car il n’y a qu’un seul objectif. Affaiblir l’opposition. La rendre minoritaire. La laminer. Puis l’obliger à se rendre à l’évidence.

Et ce qui se montra au public. Notre colère. Notre angoisse. Tout avait été inversé.

— Ils sont enragés.
— Ça n’a pas l’air si effrayant.
— Et puis, ils sont tous d’accord.
— Eux, ils savent. Nous, nous ne savons pas.
— C’est bien pour ça que nous avons voté.

La vague, cette fois. C’était en rentrant. Pensant réunir encore quelques soutiens. Face à l’injustice. Face à tout ce qui s’était préparé. Que nous voulions dénoncer.
La vague, donc, des tremblements. D’abord les mains, puis les bras, puis la respiration. Coupée. Au bord du précipice. Ne plus se sentir capable de prendre une décision. Parce que le choix était impossible à penser.

Parce qu’elle était bien là, l’issue du harcèlement.
Une paranoïa permanente.
À tel point que plus rien ne faisait sens.
Au point de se sentir arriver. À la fin. De sa propre histoire.

Un lieu où jouer quand il pleut

Nous observons parfois des situations délicates auxquelles il est difficile d’envisager une réaction tant elles concentrent en elles-mêmes les manières de vivre et les possibilités de leur articulation dans le tissu social qui nous compose. Ainsi, là-bas, dans cette entreprise-là, la méthode est simple : un double patron convoque un salarié dans la cave pour hurler dessus pendant plus de trente minutes. À l’étage, on tente de mieux fermer la porte, pour ne pas laisser échapper trop de bruit. D’autres salariés prennent le relai sur quelque économie à assurer, une vitrine à montrer, une façade de sourires et de bonne humeur, quand soudain remontent les patrons et le salarié harcelé. Pas un mot. Une violence dans les regards. Chacun tripote quelque chose, une bouteille, un téléphone. On s’assoit et on agit.

Règle n°1 : écouter.
Règle n°2 : saisir l’occasion.

De déposer un bulletin, un journal. D’inviter aux réunions. Non, non, que des voisins. Rien de politique. Pour rassurer. Le salarié. Qui n’a maintenant qu’une seule angoisse en tête : perdre son travail, prenant en photo son bulletin de paie, peut-être le dernier, comme preuve, qu’elle a existé, l’injustice, face aux promesses non tenues, de payer les heures supplémentaires, regrettant d’être allé s’insurger, seul contre tous, parce que cet argent était nécessaire, à cause des charges, à causes des dettes, parce qu’il n’avait pas le temps d’attendre que la solidarité entre les salariés se mette en mouvement. Le véritable salaire : la peur. Alors, pourquoi ne pas tenter l’aventure ailleurs, dans l’illégalité ?

Il se promène dans la rue, le soir, avant de rentrer là où il n’a plus d’espace pour réfléchir, chez lui. L’air frais lui fait du bien. Il ne mesure plus la fatigue. Il regarde ce qui se passe autour de lui. Un drôle de restaurant sans enseigne. Rien de très grave, finalement. Apparemment.

Il choisit de s’éloigner un peu pour être comme un étranger dans son propre pays. La lune est pleine. Rassurante. Sa présence explique peut-être toutes ces énergies déplacées, cette violence non contenue. Il gravit lentement quelques escaliers. Plus haut, il pense mieux. Le vent y est plus franc. Puis, après quelques cigarettes, il redescend. Tout lui semble mieux à sa place. Les visages connus. Une porte qui s’ouvre. Oui, bien sûr, entre. Ce lieu a été conçu pour se rencontrer. Nous y organisons des jeux pour les enfants. Et si quelqu’un se sent de l’organiser, on peut danser, tard dans la nuit. Espérer ensemble que ces moments de vie gagneront. C’est l’Happy Bar, la bonne atmosphère. Viens discuter avec quelques amis. C’est sympa.

Il réfléchit, calcule le temps dont il dispose, se dit pourquoi pas, passer, quelques minutes, pour entendre ce qui se dit. Qu’il y a mille chemins pour s’en sortir. Mille voies disponibles. Pour ne plus penser travail à longueur de temps. Pour ne plus penser profits. Pour ne plus penser je n’ai pas le temps d’aller me promener le dimanche avec ma famille dans un jardin partagé. Pour se rendre compte, déjà, que le temps passé dans le domaine de la soumission est démesurément trop puissant, mais démesurément court, finalement, par rapport à celui qui servirait à se reposer, à profiter d’autres moments de la vie, si nous n’étions pas harcelés.

Il est heureux. Soulagé. Il reviendra. Avec les enfants.
Quels enfants ?

Ceux de la rue à qui on vient de dire qu’ils auront désormais un lieu où jouer quand il pleut.

VOTONS #REVOLUTION !

Afin de pérenniser notre action, l’idée d’une nouvelle association du Bonheur a germé le mardi 11 avril 2017 aux alentours de 20h00 lorsque Clara, Ginette, Bernard et Gérard se sont retrouvés au Bistrot juste au coin de la rue, pour discuter de la mise en place administrative, — loin des « cons qui veulent toujours changer la place d’une virgule » —, c’est-à-dire, entériner (Oh, ce mot qu’on aime tant, désormais, que vous le verrez partout) qu’il y aurait, d’un côté, ceux qui s’occupent des matières de la vie et, de l’autre, ceux qui en profiteront en voyant fleurir sur nos fenêtres les arbres de nos aînés. Aussi n’avons-nous évoqué que les « choses nécessaires » qu’il faudra signer, acter, voter, tel que renseigné à l’alinéa 10 du Présent Nouveau Règlement :

Alinéa 10 : Vide greniers, étagères avec des livres dans les cages d’escalier, balades en vélo, atelier cadeaux pour la fête des mères, atelier photo le mercredi, réunion politique ce soir, à 18h30, dans un bar, c’est marqué, DBAO, De Bouche à Oreille, pour échanger des vêtements, en septembre, en avril, pour les enfants, quand c’est trop petit, quand c’est trop grand, qu’on veut juste échanger, troquer, prêter, avant le suivant, avant l’été, pour alléger les étagères qui s’accumulent de vies, de mystères, pour libérer des tensions, des mots que nous n’avons plus envie de voir, même déposés au fond d’un tiroir, un projet du commun, une facture à payer, pour se souvenir, comme une liste de courses, admettant concrètement et immédiatement qu’il vaut mieux d’abord évaluer si nous sommes en capacité de rendre un service quand on nous le demande avant de systématiquement et immédiatement le refuser.

La fictionnalisation n’est plus un système qui nous intéresse. Il est vrai que d’un point de vue administratif, c’est alléchant, mais voyez-vous, il est des choses dont nous n’aurons plus jamais besoin, parce que nous avons nous aussi compris qu’il fallait arrêter de croire que quelqu’un viendrait nous sauver, à la veille de toutes ces innombrables échéances qu’on nous jette en plein visage, sans que jamais personne ne se soit demandé comment faire pour payer quand on n’a plus d’argent, qu’on n’arrive plus à dîner tous les soirs, à cause de la société qui s’est, on ne sait pas, on ne sait plus le dire, ou on l’a oublié, peut-être, comme un traumatisme, émiettée, écorchée, peut-être juste abîmée, à vouloir trop contenir, comme nous l’avons vu, ce soir, l’abominable Royaliste, soi-disant, nous dire, comment nous apprendre à exclure, à punir, alors que, désolé, no way, ici, c’est privé, c’est le slam, c’est la section que tu ne comprends pas, là où ça fait mal, de toujours devoir recommencer à expliquer parce que tu n’as pas pris la peine de lire le début de l’histoire, alors, oui, pour toi, juste pour toi, je vais recommencer depuis le début, Once Upon A Time, un conte de fée, où l’héroïne allait rencontrer son prince charmant pour discuter, enfin, de ce qui lui faisait mal tous les jours, non pas la migraine de l’ordinateur, mais la douleur qui revient, permanente, le soir, rien d’autre à dire, ça fait mal, ça fait juste mal, et ensuite, il faut trouver un moyen de se redresser, et d’essayer, de dire, oui, mais elle n’avait pas pu, parce que, nous ne comprenons pas, elle a disparu, peut-être dans les attentats, là, tout près, vous n’êtes pas au courant ?, des attentats ?, où ça ?, j’ai rien vu, j’ai piscine, j’ai gastro, alors que c’était là, juste à côté de moi, un gamin, qui était tombé, que j’aurais pu ramasser, quand je le voyais dériver, tu sais, au moment où ça décline, il dit moins facilement bonjour, il fait semblant de ne pas te reconnaître dans la rue, mais en fait, il te regarde, constamment, depuis une fenêtre, depuis une cage d’escalier, le criminel, peut-être, un voisin, alors, il faut dire, il faut punir, enfermer, exclure, comme l’autre le dit, là, oui, celui-là, qui a piqué du pognon dans la caisse, l’ex Président ou qu’est-ce ?, si ce n’est toi, c’est donc ton frère. On voulait savoir, juste savoir. Et quand le peuple ne sait plus, il devient assoiffé de revenir à la source de ce qu’il y a de plus humain entre nous, fondant, refondant, oui, nous ne faisons que ça depuis des siècles parce que vous n’avez de cesse de vouloir le détruire, notre projet, notre projet de société, mais cette fois-ci, c’est nous qui avons gagné : les compte-rendus seront désormais rédigés. Avec des dates à l’intérieur.

— Ce n’est pas compliqué, Martine ! Dois-je vous le répéter encore une fois ?
— Non, monsieur. J’ai bien compris. Un compte-rendu. Avec des dates à l’intérieur. Ça veut dire : Nous avons décidé de nous revoir le mercredi 3 mai, à 20h00, chez Pierre-Yves, ou, s’il fait beau, au Jardin du Ruisseau, pour faire une assemblée constitutive administrative et définitive. Nous entérinerons (encore !) notre union, l’ancrerons dans le présent et l’appellerons comme sonne le Bonheur du Jour, comme il résonne dans la bouche, avec un bel hashtag publicitaire pour les réseaux sociaux.

Il ne suffit pas de dire que tout n’a pas existé

Les enfants intoxiqués par le stress. Ça arrive. Des dommages psychologiques sans doute irréversibles. Ils sont en guerre, ou comme en guerre.

En conflit.

Oh. Ils n’en sont pas à l’origine. Tout viendrait des parents. Des adultes. Qui traversent l’inimaginable.

Et les enfants. Jusqu’à refaire pipi au lit. Chagrins, douleurs, peines, tristesse. Ne se sentent plus en sécurité. À l’école. Ni quand ils jouent dehors. On ne les aide plus. Les adultes se sentent impuissants. Alors, c’est l’escalade de la violence. À la maison. La frustration s’abat sur le plus proche. Et le plus faible. Celle ou celui sur qui on a encore un droit. De vie ou de mort. Il n’y a plus de repères. Ils n’ont plus nulle personne vers qui se tourner. Tout pourrait conduire au pire. Au suicide, parfois. Ça existe. Dans la réalité. À l’âge de douze ans. Déjà au paradis. Douze ans. Dans l’un des espaces, donc, où peut mener le stress toxique. La peur et l’anxiété. Permanentes. L’enfance s’arrêtant d’imaginer. Traumatisée pour toute la vie. Normalité détruite. Blessures.

Nous aimerions que tout cela s’arrête. Que tout ce qui a existé dans ce domaine n’ait jamais existé. Que les décisions qui ont conduit à ces dommages humains n’aient pas été prises. Mais ce n’est pas possible. Même en l’écrivant.

Il ne suffit pas de dire que tout n’a pas existé.

Comme ces journées. Ces conversations. Ces situations. Intolérables. Tout est là. Persistant. Les conséquences de nos gestes. De nos paroles. D’une partie de nos actes. Avec lesquelles nous devons continuer de composer. Pour la vie. Nous aussi, traumatisés. Quand nous ne pouvons rien faire d’autre. Qu’en dire. Une partie. Tronquée. Ponctuée. Des silences du doute. Face à nos responsabilités. Devant tous ces enfants, courant, criant, survoltant nos attentes. Les imaginant comme ils seraient. Au centre d’un conflit. Supposant qu’ils tomberaient. Si fragiles.

Alors. Avec les moyens dont nous disposons. Ceux qu’on nous donne. Ceux que nous créons. Nous rappelant qu’ils sont essentiels. Les moyens. Les enfants. Parce que nous les voyons aussi. Lorsqu’ils ont ressenti. La faiblesse. Les blessures. Peut-être par empathie. Nous les voyons soigner. De leurs mots. De leurs joies. De leur attention.

Et de leur unique personnalité.
Développée.

Des larmes que nous avons, plein les mots

Le système qui place en une seule personne tant de responsabilités n’est peut-être pas le meilleur que nous ayons inventé. Je le vois bien dans les différents services que j’ai fréquentés. On nous apprend à l’admettre dès la première minute que nous passons à travailler : il y a des catégories, et ça ne se discute pas.

La catégorie A est tellement préoccupée qu’elle crée des sujets fondamentaux, constitutifs. Rien d’autre ne peut exister. On confond tout. Les dates, les fonctions, les raisons d’être. La réalité et la fiction. Il faudrait faire la police. À chaque échelon. Partout, il y aurait des criminels en action. L’inquiétude se diffuse. D’où quelques regards suspicieux. L’acharnement à établir des listes de coupables.

La tension est si forte que nous avons peur, chaque matin, de trouver un cadavre. L’image devient obsédante. Nous voulons la voir disparaître.

Quand je n’en peux plus de cette tension, j’appelle Patrick. Il m’aide, juste par la conversation, à sortir de mon bureau sans fenêtre. Cela me fait beaucoup de bien et me rappelle une belle période. Même si elle a été courte. Elle a existé. Ça aussi, c’est la réalité. Je reviens sur les thèmes dont Patrick parlait si souvent. La fraternisation des oppresseurs contre les opprimés. Et je vois bien ce que j’apporte. Une « fraternisation des opprimés avec les oppresseurs ». Il a beaucoup de mal à l’admettre. Qu’il n’y aurait pas de poulaillers où l’on pondrait des dictateurs. Nous les avons désirés, formés, portés.

— C’est pourtant bien toi la victime, dans l’histoire, Martine.

Oui, c’est moi. Il criait. Son visage était écarlate. Mais la menace qu’il brandissait n’était pas un couteau. Je n’étais pas en danger de mort. Ce qu’il m’obligeait à faire dans cette situation, c’était à me rebeller. À dire non. Tout l’avait mis dans une position insupportable. Trop de responsabilités. Trop d’incompétence. À sentir une agressivité remonter. Son attitude me disait que je serais peut-être la seule à pouvoir faire que tout s’arrête, mais je l’ai refusé. Parce que c’était totalement déplacé. J’ai quand-même crié, mais c’était déplacé, aussi. Et puis, je me suis soumise. À cette communauté presque invisible, parce qu’elle est silencieuse. De ceux qui ne veulent pas agir. Parce que la place de victime est plus confortable. Nous n’aurions plus qu’à relater nos souffrances. Comme un poème s’articulant. Des larmes que nous avons, plein les mots.

— Tu as pleuré ?

Oh oui, beaucoup. Parce que je ne comprenais pas. Parce que j’avais oublié. Que je m’étais laissé faire. Que le tabou était si bien installé qu’il en rappelait d’autres, là, dans le corps, empêchant de crier. C’est si fort, un tabou. C’est véritablement le non-dit. Il n’existe pas. Réellement. On ne peut rien en faire.

— Alors, quoi, il ne faudrait jamais se taire ?

C’est cela. Il faudrait dire, continument. Mais à qui ? Qui entendrait que nous sommes en partie complices de tout ce qui nous oppresse ? Que nous sommes le fruit d’une indéchiffrable complexité ? Que cela ne se résume pas à une catégorie contre une autre. À un conflit de personnes. Une lutte de pouvoir. Un seul homme.

— Tu as changé, Martine.

Oui, j’ai changé. Avant, j’écrivais pour dicter ma loi, faire des reproches, m’insurger. Je jouais mon propre rôle. Celui que je m’étais assigné. Puis j’ai vu que d’autres écrivaient. Puis je me suis relue. Puis je me suis dit que j’allais participer à ma manière, avec mon sujet à moi, avec ma matière, dans le style de ce que j’ai aimé lire. Puis je me suis rappelé que je m’étais fait agresser. C’était très douloureux de s’en souvenir, mais c’est passé. Maintenant je suis une victime en voie de reconstruction. Ce n’est plus à l’agresseur que je pense, mais à moi, à mon bien-être, à tout l’amour que j’ai su conserver.

— Nous pourrions nous revoir, qu’en penses-tu ?

Je n’en pense que du bien.

Nos écrans de fumée

Nous en voyons arriver quelques-uns sur le pas de nos portes. Même là où nous leur avons prévu quelques places, ils ne peuvent plus entrer. Alors, ils errent dans nos rues, se cachent, ne font plus que croire en l’inespéré.

Nous remontons des filières. Nous identifions des zones-frontières. La majeure partie d’entre eux se perd dans les flots et forêts de la nature. Puis, c’est la panique. Des centaines de milliers, en mouvement. Dans des zones où la vie n’est plus envisageable. Pour des raisons que nous ne pourrons jamais comprendre. Parce qu’ils sont loin. Parce qu’ils sont morts.

Notre esprit managérial prend à nouveau le dessus.

Nous créons des organismes gouvernementaux pour mieux gérer les flux, c’est-à-dire, les neutraliser, préférant former des services de sécurité pour empêcher les êtres de sortir des territoires que nous avons tracés plutôt que d’apporter un soutien à leur déplacement.

Partout où des organismes de ce type tentent de réguler la migration incessante de l’humanité se sédentarisent, presque au même moment, — l’histoire le raconte, l’actualité le confirme —, des confrontations, de la misère, l’imposition de nouveaux pouvoirs législatifs et, de fait, de nouvelles guerres civiles.

Nous finançons des dictatures.
Nous les enracinons.

Ce que nous savons des êtres qui le subissent.
Si peu.

Qu’ils disparaissent.
De nos écrans de fumée.

Les tristes conséquences des nouveaux statuts

Nous aurions à remplir un contrat, à mettre en place des projets, à définir ce que serait un nouveau statut, non de victime, mais de non-victime-possible, supposant qu’on ne referait pas le passé et que nous viendrions évoquer un sujet tourné vers l’avenir.

Les voici, donc, légalement déclarés.
Article fondamental : collégialité et responsabilité partagée.

C’est là que se concentrera notre action, désormais, rappelant le rôle que nous avons choisi d’assumer, préférant être là où nous sommes justement égaux, afin que des nouveaux modèles s’installent, pour créer, pour durer.

Pour que les conséquences soient bel et bien un nouveau choix disponible. Pour la pensée.

Ce ne sera pas totalement faire comme s’il ne s’était rien passé, ou comme s’il ne se passait plus rien, car de tout ce qui est illégal, punissable, y compris, par la morale actuellement en fonction, nous aurons, malheureusement, — et peut-être même durant tout notre vivant —, toujours à constater, dénoncer, juger, défendre, protéger, réparer. Ça, il ne fallait pas le faire. Maintenant que c’est jugé, voyons ce que nous ferions du criminel qui a purgé sa peine. Qu’il se soit repenti, qu’il regrette, qu’il ait compris pourquoi il a été condamné, nous ne le saurons que s’il l’exprime. À défaut, nous l’intégrerons. Et s’il ne regrette rien, s’il n’a pas compris la raison de sa peine, s’il ne change rien à son comportement, c’est que nous l’avons laissé dans la case « criminel », que nous avons choisi, — oui, nous, société —, de vivre avec, là où il continuerait à agir, avec d’autres victimes, en cours de formation.

Puisqu’il est si difficile de savoir, adoptons l’article suivant.
Toute décision sera prise par consensus.
Rien ne sera plus voté sous la pression.

Et postons le criminel potentiel et la victime potentielle dans une même pièce.
Ils sont, donc, tous les deux responsables de ce qui arrive à partir de maintenant :

LE CRIMINEL
Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moimoimoi, moimoimoi.
J’ai raison, tu as tort.

LA VICTIME
Il ne s’agit pas de savoir qui a tort et qui a raison, il s’agit de prendre une décision collective pour l’avenir.

LE CRIMINEL, une arme à la main
LA MIENNE !

LA VICTIME, qui ne veut pas mourir
All right.

Nous vous avons observés, et voici nos conclusions : ceci n’était pas un consensus, car la victime ne s’est pas exprimée.

LA FOULE, qui aimerait que tout aille plus vite
QU’ELLE S’EXPRIME !

LA VICTIME
Je, je, je, je, je, je, jejeje, jejeje…
Ne peut pas s’exprimer, et s’effondre en larmes.

LA FOULE, qui aimerait bien aller manger
Il faut une tierce personne, qui aidera à prendre une décision.

LE CRIMINEL
Un président.

LA VICTIME, qui a consulté les nouveaux statuts
Ce poste n’existe plus.

La tierce personne arrive. Elle écoute Moimoimoi, puis Jejeje, puis vient aussi mettre son grain de sel, ses utopies, ses désirs, car elle ne veut pas, non plus, n’être qu’un médiateur.

LE CRIMINEL
Et maintenant, votons.

LA TIERCE PERSONNE, qui, elle aussi, a consulté les statuts
Ce n’est plus un mode de décision possible.

LE CRIMINEL
Alors, je bloque tout en m’opposant à tout.

Et tout est bloqué. En effet. Rien de ce que nous n’aurons pas formulé ensemble n’aura lieu et aucune décision ne prévaudra. Bloquée, aussi, la situation qui aurait permis à un criminel potentiel d’agir sur une victime potentielle. Ce n’est pas si mal. C’est même un grand pas. Et nous ne ferons rien tant que nous n’aurons pas évalué ce qui fait un criminel potentiel, son extravagant sentiment de puissance, ce qui le pousse à sortir une arme pour persuader.

Alors, nous pensons, qu’il avait l’impression de manquer de place, qu’un étranger l’envahissait. Toujours, toujours, au moment où il voulait s’exprimer, on lui coupait la parole, on ne l’écoutait pas. Autre chose était toujours plus important. On oubliait. De remarquer. De remercier. De féliciter. Et on parlait d’autre chose. Il se demandait ce que disait la loi à ce sujet, et la loi ne disait rien. On avait institué le silence, les non-dits. Devant, tout allait bien. Derrière, tu n’existais pas. Jamais de reconnaissance. Au point de faire des colères sur le tapis pendant le journal télévisé. Au point d’énerver tout le monde par ses cris. Jusqu’à la fessée, enfermé dans un placard, puni de dessert.

Des larmes.
Toute une nuit.
Tant de nuits.
Jamais entendues.

Alors, dans la cour de récré, il était devenu un caïd. Anti-système, inéducable. Transgressif. Tu arrives à l’heure. J’arrive en retard. Tu réponds bien. Je réponds mal. Tu as 16. J’ai 4. Tu passes et je redouble. Je m’en fous, j’ai volé une mobylette. Tu travailles et je ne travaille pas. Je m’en fous, j’ai volé un portefeuille. Et la vie continue, et nous vieillissons, et nous nous retrouvons, dans une même rue, moi, avec ma nouvelle loi, toi, avec ta soumission, et je suis plus puissant que toi, parce que j’ai, depuis, fabriqué des armes infaillibles et que toi tu fais confiance à une justice qui ne te reconnaitras que lorsque je t’aurai agressée.

LE TIERCE PERSONNE
Laisse-la tranquille. Elle n’est pas responsable de tout ton passé.

LE CRIMINEL, comprenant qu’il est aussi une victime
Je, je, je, je, je, je, jejeje….
Ne peut plus s’exprimer et s’effondre en larmes.

Comme un tic, comme un toc

Pensiez-vous vraiment que je ne vous lirais jamais ? Que je ne saurais pas, un jour, que vous parlez dans mon dos ? Que depuis que je suis revenue, ou que j’ai été redéplacée, je n’entends pas vos « T’as r’vu la secrétaire ? », aimable comme une porte de prison, dont la Direction se méfie comme de la peste, qui s’est mis tout le monde à dos, déjà, « Ah la la, elle va pas faire long feu, celle-là ».

C’est vrai. J’ai une voix grave. Je ne souris pas tous les jours.
Et puis, au bout de quelques heures, enfermée dans un placard sans fenêtre éclairé par des néons, collée à un ordinateur, j’ai atrocement mal à la tête.

Ah oui, aussi, mais ça, vous ne le savez pas parce que je n’en parle à personne : il y a quelques années, j’ai été agressée.
Plusieurs fois.
Oh, peu importe les faits qui intéresseraient uniquement les journalistes de la Gazette des secrétaires.
Juste le mot agression devrait suffire à tout comprendre.
Et vous savez quoi ? Une agression, ça crée un traumatisme qui s’installe, immédiatement. Et comme la naissance, la conscience tente de tout oublier, immédiatement. Tellement c’est douloureux.

Parce que l’agression, elle a un temps fini, mais le traumatisme, lui, il est là. Presque tous les jours. Comme un rappel à l’ordre. Plus fort que tout. Dans le corps, comme un tic, comme un toc, à la moindre voix qui se lève, à la moindre inconstance. Tout revient, les tremblements, les pensées qui affluent dans la tête, désordonnées, des cris étouffées, là, partout, une sensation d’étouffement, et oui, un agacement, aussi, parce que ce sont des questions qui se posent constamment : Pourquoi moi ? Et avait-il vraiment besoin d’agresser quelqu’un ?

Comme je vous dis, j’avais d’abord oublié, puis le patron est entré comme une furie dans mon placard sans fenêtre. Je le sais, maintenant, il était venu déverser son incompétence sur un bouc émissaire, mais sur le moment, j’ai paniqué. Moi aussi, j’ai crié. C’était insupportable.
Les tremblements. La sensation d’étouffement.
Vous connaissez la suite.

J’ai pris un peu de recul pendant mon congé.
C’est vrai, j’ai surréagi, comme disent les anglo-saxons.
Et j’ai tout délié pour revenir au traumatisme originel.
À l’agression.

Des événements de la vie qu’on n’a pas envie de raconter.

D’autres en vivent très certainement de bien pires. Il n’est pas nécessaire d’évaluer les souffrances. C’est comme ça. Ça m’est arrivé, et pas à vous, ni à d’autres, parce que je suis la seule à l’avoir subi, ces jours-là. Trop de fois. Avant de dire basta. On en rirait. « Combien de fois ? ». Oui, vous en ririez. Je vous entends d’ici. Mouhahaha. Mais vous savez, les jours, ils ne comptaient plus. L’agression était toujours la même. La précédente était oubliée.

Parce que je n’y croyais pas.
Déjà.
Que ça puisse arriver.

Alors, que ça puisse recommencer.
Je ne l’avais même pas pensé.

Mettons-nous dans la tête du patron

J’ai une centaine d’agents à évaluer chaque année.
Sur deux sites.

Le principe est très noble.
C’est comme un échange.

On demande aux personnes de s’engager pour une tâche, plus ou moins ingrate, de se soumettre à la hiérarchie et d’observer scrupuleusement un “devoir de réserve”. En échange, ils sont tous égaux. Ils ont tous les mêmes droits. Ils peuvent se présenter aux mêmes concours, aux mêmes postes. Tout est équitable.

Enfin presque.

Ils ont le droit aussi à un entretien individuel, chaque année, durant lequel ils font, avec moi, un bilan de l’année écoulée, et ils écrivent, avec moi aussi, des objectifs pour l’année à venir.

Après, je leur mets une note.
Une centaine.
Cette année, je leur donne vingt minutes pour convaincre.
Ils sont prévenus.

De toute façon, avec les formulaires d’évaluation, il suffit de cocher rapidement, un peu banal partout, pas trop sévère, avec de temps en temps des “bravos” pour qu’ils se sentent valorisés dans leur travail.

C’est ce qu’on apprend pendant les formations.
En gros, sauf s’il y a un très gros problème (de compétence, essentiellement), on doit banaliser, que ça ne fasse pas trop de bruit, que ça ne remonte pas trop haut. Parce qu’après, c’est signé par l’autorité. Elle en a des milliers à signer, l’autorité, alors elle n’a pas le temps de lire. Elle survole. Elle fait confiance à ses chefs de service.

Alors je coche, puis j’écris quelque chose d’encourageant, j’invente des qualités, des points à améliorer, selon si la personne que je vais recevoir est pénible ou non. Parce qu’ils sont pénibles, parfois. Ils en profitent tous pour y aller avec leurs petits problèmes, les clés, les horaires, celui-ci, celui-là, et puis, vous comprenez, avec deux enfants, une voiture en bas âge, des dettes à rembourser, ils veulent tous une prime, une augmentation, un avancement d’échelon, alors tout à coup, bien qu’on se dise à peine bonjour, ou qu’on s’engueule pendant les réunions, je deviens très intéressant, tout le monde est d’accord avec moi, trouve mes idées passionnantes, mes objectifs pertinents.

Après, ils doivent signer.

C’est le moment le plus délicat.
Ils sont censés signer après avoir relu.
Mais ils ne le font pas tous. De relire.
Et puis, s’ils veulent, ils peuvent remplir la case “vœux de l’agent”, mais s’ils ne la voient pas (elle est toute petite exprès), ils ne remplissent rien.

Avant qu’un agent entre. Je relis le formulaire de l’année passée, et j’improvise.

Celui-là, il faut faire gaffe. Il est du genre syndiqué.
À toujours écrire sur un cahier quand on parle.
Qu’est-ce qu’il avait formulé comme vœux l’année dernière ?
Aïe aïe aïe. Aucun n’a été satisfait.
Bon, la jouer fine. Grand sourire. Parler de tout de rien. Monopoliser le temps de parole. Parler un peu des autres. Essayer de le coincer sur des failles d’organisation. C’est tous des feignants. Je travaille cinq fois plus qu’eux tous réunis. Y a forcément quelque chose qu’il a rendu en retard.

— Et vos horaires, pourquoi je ne les ai pas ?
— Parce que la secrétaire ne vous les a pas transmis.
— Elle a aussi votre liste d’apprentis ?
— Oui.
— Et pourquoi je n’ai pas vos dates de manifestations ?
— Parce que vous n’avez pas regardé le courrier que vous avez reçu le 15 vous confirmant les dates de manifestations et que moi, en revanche, j’ai consulté le 17. Sinon, nous serions deux à ne pas le savoir. Et c’est la semaine prochaine.
— Mouhahaha !

C’est parti.
Il me sort la liste des dysfonctionnements.
Bien classés.
Les plus importants au début au cas où je lui couperais la parole.
Ce qu’il avait proposé de faire et qui n’a pas été fait.
Je note, je toussote.
Il en a plein son cahier.
Il me parle de tout ce qu’il faudrait développer. D’une évolution sur plusieurs années. Qu’il est prêt à accepter les réformes si on ne les applique pas brutalement.
Pas de clés, pas d’enfants, pas de voiture en bas âge.
Je lui rappelle qu’il faut me prévenir personnellement s’il rencontre des problèmes avec les secrétaires qui passent une année de tests avant réorganisation du service.
Il n’a pas de problème avec les secrétaires.

Je l’invite à signer.
Il relit tout, page par page.
Me tend le formulaire.

Il n’a pas rempli la case “vœux de l’agent”.
Ce n’est pas du genre à oublier ce genre de détail.
Il ne l’a pas remplie.

Et quand il sort, je vois qu’on y a passé plus d’une heure.
Tout ça pour ne rien vouloir.
Ne pas rappeler ce qu’il voulait.

C’est quoi, le message ?

Où se sont dites, irréelles, les vérités

Elle parle à ses arbres.
Elle leur dit vous avez tout un peuple à protéger.
Ce serait comme un thème.
Le thème de la vieille dame.
Ou celui des arbres.
De planter. Protéger. La nature.
Ou disperser. La nature.
Ou, pourquoi pas. Conquérir. Ce que nous sommes. Notre être. De chair. De poésie. De mystères. Dans la durée. Constamment. En n’allant plus que cueillir. Ou s’inspirer de ce que nous avons planté, protégé. Comme une alternance entre désirs et doutes. Laisser prospérer. Ajouter. Remplacer. Soutenir, aider, abandonner.
Dans une terre gelée.
Essayer.
De toute façon, il faudra que quelqu’un prenne une décision.
Quelqu’un devra faire un choix.
Alors elle va couper, puis retirer, peut-être même greffer, tout de même, mais avant, elle regarde. Elle regarde longuement, et surtout, elle attend, pour ne pas céder à l’impatience, de voir tout mieux qu’avant, tout de suite, en un clin d’œil. Elle place l’impatience dans l’imaginaire. L’irréel. Où elle serait magicienne. Où, à coup d’enchantements, elle ferait tout fleurir, là, tout de suite, au cœur de l’hiver. Ce que ce serait de voir toutes ces fleurs, d’un seul coup, ce printemps avant l’heure. Toute excitée. Comme une enfant timide qui jusque-là n’avait fait aucun bruit et qui, pour une première fois, a osé tirer sur une sonnette d’alarme.
Elle rit.
Les oiseaux de l’imaginaire sont aussi de la partie. Elle rit de se savoir au centre de tout ça, essaie de chasser les images de la tentation. La tentation de l’impatience. Mais n’y arrive pas. Les oiseaux sont là. Les écureuils courent. Le soleil grimpe d’un coup et tout le monde se met à danser de voir le printemps arriver au cœur de l’hiver. Elle rit de n’avoir plus de mesure, de mettre tout en même temps, de voir tout déborder. L’hiver et le printemps en même temps. Quelle folie. Réussir à penser ce qui serait impossible. Ce qui serait rendu impossible juste parce que l’un et l’autre s’empêcheraient de tout simplement être. De fleurir. De ne jamais avoir su attendre.

Longuement.

L’imaginaire comme un temps d’attente. Pour tout rendre possible. Tout explorer. Parce que la décision, elle sait qu’elle va devoir la prendre. Elle est seule. À décider. Que celui-ci a besoin d’un peu plus de lumière. Que lui est trop petit. Que lui souffre, en silence.

Alors elle va greffer. Couper. Retirer. Peut-être même jeter. Comme elle aurait tenté. L’impossible. Plusieurs solutions, d’abord, en pensées. Semblant regarder celles et ceux qui passent sous ses yeux. Dans une cour d’hiver. Se dépêchant de rentrer. À cause de l’hiver. À cause du froid qui saisit. De l’impatience, encore, de se sentir au chaud. Dans le paradoxe de la nature. Avoir chaud en plein hiver. Comme cherchant une issue pour être là, au printemps, bien vivants. Voir le soleil envahir les corps. Où se sont dites, irréelles, les vérités. Inexpliquées. De l’inchangé.

Comme là, toujours là.
Jamais parti, jamais absent.