Une victime

Ce matin, elle est arrivée à une heure où personne ne l’attendait plus. Avec son caddie.
Elle avait estimé qu’elle était partie suffisamment tard la veille pour s’autoriser à faire son marché avant de venir travailler.

– Et à midi, je repasserai chez moi, parce qu’il y a quelques produits que j’aimerais mettre au frais.
– Soit, mais personne ne vous a demandé de partir à 22h hier soir, et la réunion, elle était ce matin à 10h. Nous voulions faire une point sur les présences et faire un premier calcul des taux d’assiduité. Vous n’étiez pas là.
– Les présences ? Et comment voulez-vous que je vous fasse un point sur les présences pour 10h du matin ? D’abord, je dois rassembler tous les cahiers de présences et les classer par ordre alphabétique. Je fais un premier tri en mettant de côté ceux qui n’ont pas été remplis du tout, puis ceux qui n’ont été remplis que partiellement, puis ceux pour lesquels je détecte à l’œil nu (vous comprenez, c’est ça, l’expérience) qu’il y a quelque chose de pas clair, puis ceux qui sont parfaitement remplis. Ensuite, j’allume l’ordinateur, car, vous le savez, depuis la réforme, nous devons entrer toutes ces données dans le logiciel, apprenti par apprenti, module de formation par module de formation, sinon, toutes les statistiques que nous sortons sont faussées et vous ne pouvez vous rendre compte ni de l’état ni de l’évolution de quoi que ce soit. Depuis quelque temps, j’ai mis en place un nouveau système, en prenant soin de bien consulter l’ensemble des responsables de formation. Le résultat de cette enquête interne a même provoqué une controverse entre ceux qui voulaient que je continue à laisser leur cahier de présences dans leur casier la veille de chaque jour où ils viennent travailler, disant qu’ils n’auraient plus de raison, sinon, de monter au deuxième étage et de croiser fortuitement leurs collègues, et ceux qui voulaient que j’adopte un nouveau procédé en laissant leur cahier de présences dans une caisse, à l’accueil, classés par ordre alphabétique, appréciant qu’en échange, ils n’avaient plus qu’à jeter le cahier dans une corbeille “retour” en partant. Les partisans du tout à l’accueil ont remporté la victoire. Cela m’ajoute deux étages à gravir avec un carton plein de cahiers de présences. Comme je vous le disais, je dois ensuite les classer par ordre alphabétique et…
– Je comprends que ces histoires de réforme perturbent votre travail quotidien, mais rappelez-vous votre fiche de poste, et, surtout, votre obligation de présence dans notre établissement. Vous devez être là à 8h30 le matin. Vous avez une pause d’une heure pour déjeuner et vous partez le soir à 18h, sauf le vendredi où vous pouvez partir à 17h. Vous avez ensuite à votre disposition un moyen de récupérer des heures en les ajoutant à vos congés officiels comme la convention collective le signifie dûment. Quand il est nécessaire, pour des raisons de service, que vous restiez en dehors de ces horaires établis lors de votre prise de poste, vous recevez une note au moins un mois en amont de la date concernée et vous avez le droit à trois refus sur dix années consécutives de carrière. En dehors de ces obligations, vous n’êtes pas tenue de faire des heures supplémentaires et vous avez le droit, quelle que soit la somme de travail qu’il reste à accomplir, de rentrer chez vous (ou d’aller ailleurs, d’ailleurs, cela ne me regarde pas) et donc, de quitter l’établissement.

Le droit.
Qui définit donc une zone de non-droit.
Parce qu’elle est restée pour essayer de comprendre, de classer, de remplir, de répondre.
Le directeur n’a pas de zone de non-droit, lui.
Il a le droit tout le temps.
De partir plus tôt, de ne pas venir trois jours de suite, de ne pas répondre.
Il trouve stupides ces questions de cahiers de présences.
Il aimerait une pointeuse.
Pour les responsables de formation, c’est facile. Ils prennent leur clé dans un tableau électronique géré par un ordinateur, mais pour les secrétaires, il doit se soumettre à l’exercice épuisant de la surveillance aléatoire en entrant dans les bureaux sans prévenir. Le matin, ça va encore, mais quand il en a marre, quand il doit rentrer, il ne voit pas que tout le monde se démène pour faire tourner la boutique, que des Martine, il y en a des centaines, victimes de leur dévouement, qui, à la fin de leur triste carrière, ne sont plus qu’aigreur et mal-être.

La mairie enverra des roses à leur famille le jour où elles seront enterrées.