[CP] – Le P de Protection

Le CP s’est réuni et constate les règles en vigueur dans tous nos centres de formation.

Chaque apprenti se voit attribuer un horaire. Il est mis dans une case générant d’autres cases générant un tableau de cases que chaque responsable de formation doit remplir chaque jour où il vient travailler. En face du nom et de l’horaire, à la date donnée par un programme automatisé, aucune case ne doit rester vide. Il doit être mis un “P” pour “Présent”, un “E” pour “Excusé”, un “A” pour “Absent”.

Une absence excusée est aussi dite “justifiée”.

Il y a, pour le moment, différents moyens de justifier une absence : rendez-vous chez le docteur, voyage scolaire, départ anticipé en vacances, fête de l’école, maladie, excuse bidon des parents pour ne pas avouer qu’ils ont oublié, trop de devoirs, pas assez de devoirs, une compétition d’équitation.

En dehors de la case hebdomadaire qui lui est réservée, un apprenti passe parfois jusqu’à six jours, vingt-trois heures et trente minutes en dehors de nos institutions (temps de transport compris), sans compter les petites et les grandes vacances durant lesquelles il peut être de deux à huit semaines sans contact avec nous. Cela provoque des centaines de milliers d’autres motifs, presque impossibles à formuler, parfois même inavouables, car ils relèvent d’un système trop complexe pour n’être réduit qu’à trois pauvres lettres.

– Mon costume de Darth Vader n’est jamais propre au moment où j’en ai le plus besoin.
– Kévin va me parler, c’est sûr, après le cours de sciences naturelles. Il faut que je puisse me faire une natte, ou une tresse, ou des couettes. Ah ! Il faut que je demande à Léa.
– Cette nuit, quand tout sera éteint, je me lève et je continue la bataille des Nains contre les Géants. Le train fantôme va passer à minuit. Vite, vite, vite. Je fais celui qui doit dormir.
– Il m’a dit qu’il aimait bien ma robe bleue. Mais si je mets ma robe bleue demain, il me dira que je mets toujours la même robe. Et je n’ai rien de bleu. Comment il a dit déjà ? “Bleu comme tes yeux”.
Tout est calme… Pendant l’hiver… Tout est calme… Pendant l’hiver… Au soir quand la lampe s’allume… Au soir quand la lampe s’allume… Au soir… quand la lampe s’allume… Tout est calme… Pendant l’hiver… Au soir quand la lampe s’allume… À travers la fenêtre où on la voit courir… Sur le tapis des mains qui dansent… Oh la la… Je comprends rien.
– RANGE TA CHAMBRE !
– Il faudra qu’on se retrouve au parc. J’ai gagné cette partie. Il a beau dire que j’ai perdu. J’ai gagné. Et c’est pas lui qui va commander.
– Comment est-ce que je vais pouvoir expliquer que je dois passer un peu de temps avec Charles du côté de la paroisse Sainte Hélène et que nous devons ensemble dealer notre place au soleil ?
– Mon pantalon vert ne va pas avec ces chaussures. Et puis, mon pull “Lost” aussi a du vert. Ça n’ira pas. Ça n’ira pas. C’est pas le même vert. Aurélia va tout de suite le remarquer. Et ne plus jamais m’aimer.
– Deux plus un, trois. Moins quatre. Multiplié par douze. Je retiens z’un. Et je n’ai que dix doigts.
– À quelle heure tu finis demain ? Il faudra que tu passes chercher ton petit frère à l’école, et après, tu prépareras son goûter.
– Si je vais pas au match, je vais pas pouvoir me montrer dans la cour. Ils se moquent de moi quand je leur explique. Je ne leur expliquerai pas. Je ne dirai plus rien. Je vais vomir toute la nuit et je resterai au lit. Tant pis. Tant pis pour la piscine.
– Tiens, toi qui sais lire, c’est marqué quoi là ?
– Facture.
– Ça veut dire qu’il faut payer ?
Une ombre au plafond se balance… On parle plus bas pour finir… Au jardin les arbres sont morts… Oui, tous morts.
– Je vais pas pouvoir y aller. J’ai rien fait. Je vais encore me faire engueuler. J’en ai marre de me faire engueuler. Y a assez de la prof de français qui comprend rien à mes rédac’. Elle dit “j’ai rien compris” et elle signe à côté de son 6.
Le feu brille… Et quelqu’un s’endort… Des lumières contre le mur… Sur la terre une feuille glisse…
– Parce que, dès que j’arrive, je dois vite aider ma petite sœur pour qu’elle ait pris son bain avant le dîner, je dois raconter en détail ma journée à Maman, puis apprendre à mentir pour juste rester quelques minutes seule avec mon livre, ma tablette, mes jeux de société. Papa arrive toujours tard et dès qu’il est là, tout tourne autour de lui. Il faut se mettre à table, silencieux, le dos à la télé d’où on entend défiler le programme qu’il a choisi. Tant qu’il n’a pas fini, nous ne pouvons pas sortir de table. Après, c’est l’heure d’aller se brosser les dents et d’aller se coucher. Comment dormir alors que j’ai encore toutes ces pensées envahissantes, ces énigmes non résolues, un avenir si incertain ? Mon corps est en pleine transmutation. Je passe des heures devant la glace à ausculter cette insupportable tête qui sera mienne à vie, ne ressemblant à personne, sans filiation possible avec ce qui m’entoure. J’ai été adoptée, c’est certain. Et si c’est le cas, c’est que mes vrais parents m’ont abandonnée. C’est pour ça, toute cette tristesse. C’est pour ça que je préfère mourir plutôt que de penser à toutes ces écoles qui n’ont qu’un objectif : me formater.
La nuit c’est le nouveau décor… Des drames sans témoin qui se passent dehors.

L’enfance n’a pas à résister.
Elle a juste à s’amuser, manger, courir, dormir, chanter, taper dans ses mains, danser, plonger dans l’océan, rire, compter les fleurs de son jardin, se raconter l’histoire fantastique du grand papillon rose.

Aussi, pour toutes ces raisons que nous supposons, pour toutes ces raisons que nous ne chercherons plus à expliquer, pour toutes ces raisons qui n’appartiennent qu’à la formation de l’intime, aucune absence ne pourra désormais plus être considérée comme “injustifiée”, aucune absence ne devra plus être dénoncée, et nous demandons à tous les responsables de formation de ne plus utiliser qu’une seule lettre.

Le P de Présidence.
Le P de Providence.
Le P de Persévérance.

Le P de Protection.

Et ce sera à l’Administration de justifier pourquoi certains de nos apprentis sont à ce point stigmatisés.

Le P de Protection