Des larmes que nous avons, plein les mots

Le système qui place en une seule personne tant de responsabilités n’est peut-être pas le meilleur que nous ayons inventé. Je le vois bien dans les différents services que j’ai fréquentés. On nous apprend à l’admettre dès la première minute que nous passons à travailler : il y a des catégories, et ça ne se discute pas.

La catégorie A est tellement préoccupée qu’elle crée des sujets fondamentaux, constitutifs. Rien d’autre ne peut exister. On confond tout. Les dates, les fonctions, les raisons d’être. La réalité et la fiction. Il faudrait faire la police. À chaque échelon. Partout, il y aurait des criminels en action. L’inquiétude se diffuse. D’où quelques regards suspicieux. L’acharnement à établir des listes de coupables.

La tension est si forte que nous avons peur, chaque matin, de trouver un cadavre. L’image devient obsédante. Nous voulons la voir disparaître.

Quand je n’en peux plus de cette tension, j’appelle Patrick. Il m’aide, juste par la conversation, à sortir de mon bureau sans fenêtre. Cela me fait beaucoup de bien et me rappelle une belle période. Même si elle a été courte. Elle a existé. Ça aussi, c’est la réalité. Je reviens sur les thèmes dont Patrick parlait si souvent. La fraternisation des oppresseurs contre les opprimés. Et je vois bien ce que j’apporte. Une « fraternisation des opprimés avec les oppresseurs ». Il a beaucoup de mal à l’admettre. Qu’il n’y aurait pas de poulaillers où l’on pondrait des dictateurs. Nous les avons désirés, formés, portés.

— C’est pourtant bien toi la victime, dans l’histoire, Martine.

Oui, c’est moi. Il criait. Son visage était écarlate. Mais la menace qu’il brandissait n’était pas un couteau. Je n’étais pas en danger de mort. Ce qu’il m’obligeait à faire dans cette situation, c’était à me rebeller. À dire non. Tout l’avait mis dans une position insupportable. Trop de responsabilités. Trop d’incompétence. À sentir une agressivité remonter. Son attitude me disait que je serais peut-être la seule à pouvoir faire que tout s’arrête, mais je l’ai refusé. Parce que c’était totalement déplacé. J’ai quand-même crié, mais c’était déplacé, aussi. Et puis, je me suis soumise. À cette communauté presque invisible, parce qu’elle est silencieuse. De ceux qui ne veulent pas agir. Parce que la place de victime est plus confortable. Nous n’aurions plus qu’à relater nos souffrances. Comme un poème s’articulant. Des larmes que nous avons, plein les mots.

— Tu as pleuré ?

Oh oui, beaucoup. Parce que je ne comprenais pas. Parce que j’avais oublié. Que je m’étais laissé faire. Que le tabou était si bien installé qu’il en rappelait d’autres, là, dans le corps, empêchant de crier. C’est si fort, un tabou. C’est véritablement le non-dit. Il n’existe pas. Réellement. On ne peut rien en faire.

— Alors, quoi, il ne faudrait jamais se taire ?

C’est cela. Il faudrait dire, continument. Mais à qui ? Qui entendrait que nous sommes en partie complices de tout ce qui nous oppresse ? Que nous sommes le fruit d’une indéchiffrable complexité ? Que cela ne se résume pas à une catégorie contre une autre. À un conflit de personnes. Une lutte de pouvoir. Un seul homme.

— Tu as changé, Martine.

Oui, j’ai changé. Avant, j’écrivais pour dicter ma loi, faire des reproches, m’insurger. Je jouais mon propre rôle. Celui que je m’étais assigné. Puis j’ai vu que d’autres écrivaient. Puis je me suis relue. Puis je me suis dit que j’allais participer à ma manière, avec mon sujet à moi, avec ma matière, dans le style de ce que j’ai aimé lire. Puis je me suis rappelé que je m’étais fait agresser. C’était très douloureux de s’en souvenir, mais c’est passé. Maintenant je suis une victime en voie de reconstruction. Ce n’est plus à l’agresseur que je pense, mais à moi, à mon bien-être, à tout l’amour que j’ai su conserver.

— Nous pourrions nous revoir, qu’en penses-tu ?

Je n’en pense que du bien.