Les rescapés s’endorment

Soit un groupe de cinquante personnes, disposé dans un hall de gare.
Un train doit partir à 17h38, et l’assemblée doit décider, collectivement :
1. De la direction ;
2. Du type de locomotive, et de train, qui les véhiculeront ;
3. De la vitesse de croisière.

Le vote a été choisi comme mode de décision.
Les cinquante personnes s’engagent, quel que soit le résultat, à prendre le même train.

Il est 15h38.

On installe des isoloirs.
Des catalogues, présentant les différentes destinations, sont disponibles sur des présentoirs.
La parole est libre.

Un voyageur s’exprime.
Il cherche à convaincre les autres voyageurs. Il n’y a, pour lui, qu’une seule direction possible, qu’une seule locomotive capable de tirer cinquante personnes, qu’un type de train, qu’une vitesse de croisière pour y être dans un temps record. Il se dit expert en directions, locomotives, trains et vitesses. Pour que les décisions soient vite prises, il explique ce que contiennent les catalogues. La vérité dans certains. Le mensonge dans d’autres. Il arrive à convaincre d’autres voyageurs qui commencent, à leur tour, à tenter de convaincre d’autres voyageurs. Parmi eux, il y a d’autres experts qui, eux aussi, ont lu les catalogues, et qui confirment tout ce qui s’y trouve. Ou bien la plage, ou bien la montagne, ou bien les deux, ou bien d’abord l’un, puis l’autre, ou bien d’abord l’autre, puis l’un, ou un peu plus de l’un que l’autre, pour que l’un et l’autre soient possibles, sans que l’autre cache l’un, sans que l’un cache l’autre, la tranquillité, l’électricité à tous les étages, des services de proximité, le confort pour les enfants, une retraite paisible. Leur choix est fait. Ils se rangent sous une même bannière. D’autres voyageurs s’intéressent, doutent, consultent directement les catalogues. Ils ne sont pas d’accord. Ils commencent à formuler le contraire de ce qui a été dit. Ils évoquent le danger, les wagons qui se décrochent, la voie sans issue, la falaise au bout du chemin, la catastrophe. Des voyageurs les entendent. Ils sont convaincus qu’il faudrait se méfier. Leur choix est fait. Ils se rangent sous une autre bannière. La campagne bat son plein.

Il est 16h38.

Des discussions s’engagent dans le hall de la gare. Les arguments fusent au-dessus des têtes. Le ton monte. On stigmatise le choix de l’autre. On déchire les catalogues. On ne fait plus qu’évoquer plus ou moins ce qu’ils contenaient. De nombreux voyageurs se sentent dessaisis. Ils savent que, de toute façon, un train partira, qu’ils seront obligés de le prendre. Alors, ils se disent, « À peu de choses près », que les destinations sont les mêmes. Ils ont leur propre magazine, à lire. Ils font des siestes. Ils disent aussi : « Laissez-nous tranquilles ». Ils se réunissent dans un coin, par petits groupes, délèguent à cinq voyageurs la décision à prendre, râlent de temps en temps de les entendre s’agiter bruyamment.

17h08.

Le chef de gare annonce que les isoloirs sont ouverts.
En effet, seuls cinq voyageurs (10 %) se déplacent pour voter.
La magie des proportions fait que le choix de deux personnes (4%), l’emporte.
La première se nomme conducteur.
La seconde, chef de train.

La direction, le type de locomotive et de train, la vitesse de croisière, sont décidés.

Il est 17h38.

Dans le train, les cinquante personnes s’installent.
Le confort n’est pas le même pour tout le monde.
Une fenêtre, un couloir.
Une place près de la porte.
Une première classe, une seconde classe.
Des services différents.
Personne n’avait dit qu’ils coûteraient tant.
À part les catalogues.
Alinéa X328-B7-T33-12, paragraphe 2.
Des conditions générales.

Des voyageurs aperçoivent l’autre classe.
Ils demandent à y accéder.
On leur refuse.
C’est trop. Pas assez. Quelque chose de pas très clair.
Une question d’héritage.
Ils s’énervent.
Ils demandent à parler au chef de train, puis au conducteur.
On leur refuse.
Pour s’adresser au chef de train, il faut être habilité tel que stipulé à l’alinéa Z620-7B-E28-04.
Des conditions particulières.
Ils ne le sont pas.
Ils ne le savaient pas.

Le voyage est long.
Il fait trop froid pour certains. Trop chaud pour d’autres.
Ils n’ont prévu ni à manger ni à boire.
Des maladies se déclarent.
On demande un arrêt, une autre direction.
Au minimum, de ralentir.

– À l’autre gare, leur dit-on.

À l’autre gare.
Où les rescapés descendent du train, hagards.
S’affalent dans un coin.

– Que faites-vous ?, demande le journaliste, effaré.
– Nous attendons que le chef de gare annonce le départ du train suivant.
– Savez-vous où vous allez ?
– Toutes les directions se valent.
– Les conditions que vous aurez à bord ?
– On est toujours déçus.
– Iriez-vous voter si on vous le proposait ?
– Nous sommes trop fatigués.

Et en effet, les rescapés, épuisés, s’endorment.

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