Mouhahaha !

On se souviendra longtemps de la grande réunion de service qui s’est tenue la semaine dernière au siège de l’une des toutes dernières dictatures du système, encore en exercice.

Tout le monde était heureux de se retrouver après une longue trêve estivale. La direction offrait le café et chacun devait se charger d’apporter quelque chose à manger, alors chacun y est allé de son petit paquet de chouquettes, de son petit paquet de croissants, de son petit paquet de pains au chocolat, en prévoyant, à la louche, sa propre consommation et celle d’au moins dix collègues. Et donc, dix, multipliés par autant de dix qu’il n’y a de collègues dans une vie, on aurait pu ouvrir une boulangerie avec les fruits de la générosité du personnel alors que la direction, elle, n’a fait que couler une cafetière que personne n’a touchée parce que, le café, c’est comme le bon vin, ça n’a pas le même goût dans des verres en plastique, qu’on se brûle avant de boire une boisson qui se refroidira en quelques minutes et que, c’est bien connu, on a pris le café le moins cher par souci de faire faire des économies au service public, autant dire une substance non comestible.

– Mouhahaha !

Bilan et perspectives : tout va bien.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des travaux dans le centre de formation. Tout devait être livré avant la fin de l’été, mais, hihihi… (Pardon, j’en ris d’avance)… enfin, vous savez, nous sommes aussi sur un site classé et donc, au milieu du terrain, il y a un arbre… classé.
— Pffffff… Non ?
— Hihihi… et bien si… ils n’y avaient pas pensé, et l’architecte n’y avait pas pensé non plus, mais il a fait une deuxième proposition qui est passée comme une lettre à la poste, mais, hihihi, pardon, Mouhahaha !, (Les larmes me coulent), il n’avait pas pensé qu’un arbre, ça avait des racines !
— MOUHAHAHA !
— L’architecte, il est viré !
— MOUHAHAHA !
— Et les travaux sont reportés d’au moins quatre ans parce qu’il faut tout recommencer, les appels d’offre et tout et tout.
— MOUHAHAHA !
— Alors, vous imaginez bien que les parents ne sont pas contents que le centre de formation soit un chantier permanent.
— Oh ben, et comment !
— Du coup, ils n’inscrivent plus leurs enfants et on ferme déjà une première classe qui, forcément, entraînera la fermeture d’une autre classe, puis d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, tout ça pendant au moins cinq ou six ans.
— MOUHAHAHA !

Les rires s’échangent dans toute l’assemblée. On se dit “ça alors, il a un don pour raconter”. On s’essuie le coin des lèvres en avalant la dernière bouchée de son propre croissant.

— Autre nouvelle importante : avec les événements récents, le conseil de sécurité a décidé qu’on entrerait dans notre bâtiment avec un badge nominatif.
— MOUHAHAHA ! C’est pire qu’une pointeuse.
— Oh, on sait comment ça marche ici et on connaît bien le vieil adage : “Vous arrivez comme des artistes et vous partez comme des fonctionnaires”.
— MOUHAHAHA !
— De toute façon, c’est une mesure décrétée au niveau le plus haut. Nous n’avons pas le choix. Vous n’avez pas le choix. Et c’est pour votre sécurité.
— Et sur les autres sites, comment ça se passe ?
— Sur les autres sites, il n’y aura pas de badge.
— On aura le droit de se faire trucider. MOUHAHAHA !
— Vous savez, la décision, elle, est prise au plus haut, oui, mais en bas, chacun fait ce qu’il veut de son application. Là-bas, c’est comme ci. Ici, c’est comme ça. Et puis… Pffffff… (Pardon, mais mieux vaut en rire)… Si quelqu’un veut entrer, c’est pas une porte à badge qui l’arrêtera. Vous avez vu l’état des fenêtres ?
— MOUHAHAHA !

On rit du terrorisme comme de l’architecte viré, comme des classes fermées, comme de l’absence de perspectives à long terme, comme du paradoxe des justifications apportées. Au fond, on raconte à ceux qui ne faisaient pas attention. Un brouhaha s’installe. On s’échange aussi les photos de vacances.

— Et sinon, je vous ai préparé une proposition pour la composition du nouveau conseil des sages, tous nommés.
— Comment fonctionnera-t-il ?
— On ne sait pas.
— À quelle cadence se réunira-t-il ?
— On ne sait pas.
— Et le “pôle administratif”, c’est nouveau ?
— Ah, justement, à ce propos. En vrac : On ne veut plus, là-haut, permettre le cumul d’emploi pour compléter un temps non complet. Toutes les candidatures ont été refusées et… Pffffff… (Je ne devrais pas vous le dire)… je crois qu’on est face à quelques bras cassés et que ça devient compliqué de gérer la singularité de chacun. Donc, attendez-vous à une vague de “c’est pareil pour tout le monde”.
— MOUHAHAHA ! Quelle bande de bras cassés !
— Et aussi, autant vous prévenir : Les personnes en congé maternité ne seront plus remplacées. Il faudra se débrouiller sans.
— MOUHAHAHA ! On n’aura qu’à rappeler l’architecte !
— (Ça marche) Je vous conseille donc de bien faire attention le soir de noël, et si l’été s’est bien passé de votre côté, merci d’avance pour les collègues : faites-vous avorter !
— MOUHAHAHA !

La direction est tout sourire. On se tape dans le dos. On se raconte les vacances en testant la chouquette du voisin. Certains quittent l’assemblée, désabusés.