Ne plus cesser d’agir que dans la clandestinité

On est toujours un peu impressionné quand on doit se rendre au siège la Direction pour faire part de son petit cas personnel. Déjà, ce ton qui vous dit « oui, oui, passez telle date à telle heure sinon on reporte à dans six mois », ne prenant pas en compte que vous pourriez avoir d’autres projets dans la vie que de venir vous frapper la tête contre les remparts du pouvoir. Alors, on arrive, on vous fouille comme à l’aéroport, on vous pose dans un canapé, on prévient votre interlocuteur et on vous fait attendre devant des petites caméras qui balaient la salle de gauche à droite. C’est important, de vous faire attendre. « On viendra vous chercher », sauf qu’on prétend qu’on aurait oublié, on finit par rappeler, on vous demande de monter sans plus d’informations, vous vous retrouvez dans un long couloir à devoir demander à la première personne qui passe avec des dossiers plein les bras, on vous dira « deuxième bureau à gauche », mais avant cela, c’est l’attente, on reste face aux ascenseurs, et on voit l’organisation de la structure à laquelle on est venu se confronter.

Premier étage : Sous-direction de la communication et des prospectus.
Deuxième étage : Direction du personnel et autres joyeuseries (y compris les salles de réunion).
Troisième étage : Directions diverses et variées, semble-t-il bien plus importantes.
Quatrième étage : Vertige de ne plus même comprendre à quoi servent ces intitulés.
Cinquième étage : Président (marque de fabrique d’un ancien régime).

Sur une télé défilent en continu les informations qu’on balance au public comme preuve d’une activité permanente du vivant : disparition de la petite unetelle, les services de police aux aguets, merveilleuse réussite des plans adoptés toute l’année, quatre photos d’élus sur le terrain avec leur sourire d’été, et tout s’enchaîne aléatoirement. L’esprit ne peut plus analyser. Au bout de quelques minutes, seule l’angoisse règne. Parce qu’on n’a pas le temps de compter, ni même de trier, et il y a bien plus de titres effrayants que de titres rassurants. Tout semble nous échapper. On croît qu’on ne pourra jamais rien faire. C’est l’inaccessibilité révélée. On se demande déjà pourquoi on est venu.

Car c’est cela qui se formule ensuite en pensées. Comment dire en quelques phrases pourquoi on dérange quelqu’un du deuxième étage alors qu’on aurait pu tout aussi bien envoyer un mail à son chef de secteur ? Rappelez-nous, en quelques mots, l’objet de ce rendez-vous ?

Ben, c’est sûr que, déjà, je ne m’attendais pas à ce qu’on soit plus de deux dans la pièce. C’est déroutant. Elle avait l’air de ne rien faire, la « sentinelle » postée juste derrière, de sorte que je ne la voyais ni agir ni réagir, comme dans un bureau d’interrogatoires, mais pourquoi serait-elle restée inactive le temps d’un entretien privé dont la proximité ne pouvait rien autoriser d’autre que d’y joindre un silence pesant et déstabilisant ? J’ai pris l’option de considérer qu’elle n’était pas là, mais comment faire quand un regard ne cesse d’ausculter votre dos pour voir à quel moment il s’effondre ? J’ai posé ma question, et ce fut un bombardement de justifications bien faites sorties de la bouche d’un être humain comme les pop-ups surgissent d’une page WEB. Blablabla, problèmes budgétaires, tout ça n’a rien à voir avec vous, l’État se désengage, blablabla, réductions dans les services, partout pareil, blablabla, ah non, sauf trois, pour qui s’est marqué « investissement remarquable ». Tiens. Et qu’auraient-elles donc pu faire de plus que moi, ces trois-là, qui n’apparaîtrait que mentionné sur une feuille faite pour distribuer ce qui ressemble de plus en plus à des récompenses pour services bien rendus ? Parce que je les connais, ces personnes. Je vois quel genre de postes elles occupent. Des coordinatrices dont on se demande toujours pourquoi elles se sentent supérieures. Il n’y aurait donc pas de problèmes budgétaires pour tout le monde. Je ne sais même pas pourquoi je m’en étonne. Pauvre idiote que je suis de toujours croire que seule la qualité du travail pour lequel on a été engagé paie.

Je fais comme m’ont dit les camarades du syndicat. Je rappelle seulement les faits. Rien à voir avec moi ? Et pourquoi mon supérieur s’est-il à ce point énervé pour une broutille ? Pourquoi j’ai vu défiler des collègues qui, tous, sont venus me dire à quel point ils trouvaient déplacé le positionnement que j’avais adopté ces derniers mois, comme pour juste me signifier qu’une petite garde rapprochée n’allait pas me lâcher, et qu’ils allaient tous, ensemble, et de façon bien coordonnée, mettre en place une phase de mise en boucle des sujets de sorte qu’ils deviennent opérationnels, c’est-à-dire, harcelants ? Je pointe l’anormalité de la situation, le manque de transparence, la non justification que cela génère, et je demande si l’étape suivante est d’aller à l’étage supérieur. Tout à coup, le deuxième étage se met à trembler. J’entends la sentinelle s’affairer sur son ordinateur pour ouvrir un dossier « incident ». Toute demande particulière m’enverrait directement au quatrième étage, subitement trop proche du cinquième. La Directrice m’invite cordialement à prendre un petit café, et dans le couloir, elle murmure fièvreusement :

– Ce que vous proposez est certainement la meilleure solution, mais n’en parlez pas ici, je vous en conjure. Pas dans mon bureau. Je vous laisse analyser la lettre du personnel à la rubrique des mutations, et établir les liens avec quelques-uns de vos collègues qui, comme vous, sont venus pointer quelques problèmes de dysfonctionnement. Vous comprendrez peut-être un peu mieux.

Sa voix avait changé. Elle n’était plus qu’une source d’expressions qu’on aurait empêchées dans tous ces lieux où, partout, on se sentait surveillé. Je connaissais bien la rubrique des mutations. J’y avais vu défiler mon nom à deux reprises. On tentait d’abord à l’intérieur du secteur, et si la situation devenait intenable, on expatriait. « Souhaitons une bonne continuation à notre agent qui tente l’aventure dans une autre structure ». On ne savait rien à ce sujet et je ne voyais plus défiler devant moi que des accès aux sous-sols du bâtiment, des -1, des -2, pour lesquels il fallait un badge, une clé, ou un code. Je me rendais compte subitement que rien n’était renseigné sur le panneau du rez-de-chaussée de ce qui s’y passait vraiment alors qu’il aurait suffi d’y mettre cuisines ou livraisons pour que personne ne s’interroge. Partout, il fallait insérer ce genre de petit détail pour provoquer peu à peu une inquiétude croissante. On aurait tout aussi peur de grimper que de plonger. C’était là, à cet étage, que se jouait le courage d’y faire face. « Sans sucre, s’il vous plaît ». Et devant la machine expulsant ces liquides nauséabonds, on se forçait à parler à haute voix, des vacances, des enfants, de tout sauf des sujets qui nous préoccupaient vraiment.

Le retour au bureau fut cordial. La voix de mon interlocutrice avait repris son ton inexpressif de robot formaté. La sentinelle envoyait déjà son rapport. Les agents ont quitté l’espace de consultation durant sept minutes. Ils se sont à nouveau installés pour conclure la conversation. La Directrice a bien donné le numéro du standard où tous les appels sont filtrés et n’aboutissent qu’à « votre interlocuteur est en réunion ». RAS d’autre de plus significatif si ce n’est que l’agent-demandeur sera sous notre surveillance le temps d’évaluer ses moyens d’action.

La Directrice m’a raccompagnée jusqu’aux ascenseurs.
Son regard était presque compatissant.
Elle a fini par un drôle de salut, me tendant une main fraternelle :

– Bon courage.

Je sais désormais ce qu’il me reste à faire.