Un lieu où jouer quand il pleut

Nous observons parfois des situations délicates auxquelles il est difficile d’envisager une réaction tant elles concentrent en elles-mêmes les manières de vivre et les possibilités de leur articulation dans le tissu social qui nous compose. Ainsi, là-bas, dans cette entreprise-là, la méthode est simple : un double patron convoque un salarié dans la cave pour hurler dessus pendant plus de trente minutes. À l’étage, on tente de mieux fermer la porte, pour ne pas laisser échapper trop de bruit. D’autres salariés prennent le relai sur quelque économie à assurer, une vitrine à montrer, une façade de sourires et de bonne humeur, quand soudain remontent les patrons et le salarié harcelé. Pas un mot. Une violence dans les regards. Chacun tripote quelque chose, une bouteille, un téléphone. On s’assoit et on agit.

Règle n°1 : écouter.
Règle n°2 : saisir l’occasion.

De déposer un bulletin, un journal. D’inviter aux réunions. Non, non, que des voisins. Rien de politique. Pour rassurer. Le salarié. Qui n’a maintenant qu’une seule angoisse en tête : perdre son travail, prenant en photo son bulletin de paie, peut-être le dernier, comme preuve, qu’elle a existé, l’injustice, face aux promesses non tenues, de payer les heures supplémentaires, regrettant d’être allé s’insurger, seul contre tous, parce que cet argent était nécessaire, à cause des charges, à causes des dettes, parce qu’il n’avait pas le temps d’attendre que la solidarité entre les salariés se mette en mouvement. Le véritable salaire : la peur. Alors, pourquoi ne pas tenter l’aventure ailleurs, dans l’illégalité ?

Il se promène dans la rue, le soir, avant de rentrer là où il n’a plus d’espace pour réfléchir, chez lui. L’air frais lui fait du bien. Il ne mesure plus la fatigue. Il regarde ce qui se passe autour de lui. Un drôle de restaurant sans enseigne. Rien de très grave, finalement. Apparemment.

Il choisit de s’éloigner un peu pour être comme un étranger dans son propre pays. La lune est pleine. Rassurante. Sa présence explique peut-être toutes ces énergies déplacées, cette violence non contenue. Il gravit lentement quelques escaliers. Plus haut, il pense mieux. Le vent y est plus franc. Puis, après quelques cigarettes, il redescend. Tout lui semble mieux à sa place. Les visages connus. Une porte qui s’ouvre. Oui, bien sûr, entre. Ce lieu a été conçu pour se rencontrer. Nous y organisons des jeux pour les enfants. Et si quelqu’un se sent de l’organiser, on peut danser, tard dans la nuit. Espérer ensemble que ces moments de vie gagneront. C’est l’Happy Bar, la bonne atmosphère. Viens discuter avec quelques amis. C’est sympa.

Il réfléchit, calcule le temps dont il dispose, se dit pourquoi pas, passer, quelques minutes, pour entendre ce qui se dit. Qu’il y a mille chemins pour s’en sortir. Mille voies disponibles. Pour ne plus penser travail à longueur de temps. Pour ne plus penser profits. Pour ne plus penser je n’ai pas le temps d’aller me promener le dimanche avec ma famille dans un jardin partagé. Pour se rendre compte, déjà, que le temps passé dans le domaine de la soumission est démesurément trop puissant, mais démesurément court, finalement, par rapport à celui qui servirait à se reposer, à profiter d’autres moments de la vie, si nous n’étions pas harcelés.

Il est heureux. Soulagé. Il reviendra. Avec les enfants.
Quels enfants ?

Ceux de la rue à qui on vient de dire qu’ils auront désormais un lieu où jouer quand il pleut.