Ce que disent les arbres

— Mon frère m’énerve
— La sueur, c’est dégoûtant.
— Mon cerveau me piège tout le temps.
— L’eau, c’est bon pour les arbres.
On regarde par la fenêtre, le vent fait pencher toutes les branches.
— Je m’en moque un peu, de l’auteur.
— J’ai un sac d’à peu près dix kilos, mais les sacs à roulettes sont interdits, alors, j’ai mal au dos.
Il se place devant la fenêtre.
— Il y a des voitures garées, des arbres, encore des voitures.
— Et le parc ?
— Je n’y vais jamais. Moi, je vais dans l’autre.
Il se prépare : la veste de survêtement installée comme une cape. Il ajoute des lunettes (pas les siennes) et un bonnet (pas le sien). On apprend aussi à lire l’heure.
Mais la fois suivante, plus de montre.
— La malédiction a disparu.
— Il faut détruire les immeubles, faire une zone de lancement, faire une fusée, partir directement dans un autre pays.
— Je me souviens de ma naissance. De qui était là. De ce qu’ils ont dit.
— Les cauchemars, je m’en souviens toujours.
— C’est très philosophique dès qu’on parle du temps.
— Ceux qui ont inventé tout ça sont des sadiques.
— Je veux créer mon propre monde, ma propre religion.
Sur un pull : Super flemmarde.
— C’est plus facile que le théâtre, d’apprendre des phrases et de se laisser guider par le souffle.
— C’est féérique.
— Je suis fatiguée.
— C’était avec papa cette semaine.
Sur un T-shirt : Besoin de vacances.
— C’est dur.
— J’ai mal.
— Dans la cour, on bastonne. On a fait « quelque chose ». Les filles pleurent.
— Ils l’ont bien cherché. Ils disent qu’ils t’aiment alors que c’est des garçons.
— J’y arrive pas.
— J’ai mal au poignet.
— Je sais pas faire.
— À l’école, je suis le deuxième plus rapide de la classe.
— Et c’est qui le premier ?
— Je veux pas dire.
— Mon petit frère, il veut toujours faire à ma place.
— Mes deux préférés, c’est Léonard de Vinci dont j’ai refait le portrait de sa dame célèbre, et Jules César, parce qu’il décide.
— Je n’aime pas recevoir des ordres.
— Je suis brutal. Je fais le coup des mille bras et de la toupie tourneuse. Le gars reste endormi trente minutes.
— Si je ne perds pas de point, je joue à la playstation tout le weekend.
— Je suis catholique, mais je n’aime pas l’église.
Il met le bonnet rose de Garance à qui il apprend, à qui il demande toujours des nouvelles de l’école. Et la géométrie ?
— C’est quoi cette forme ?
— Un rond.
— Et celle-là ?
— Un rectangle.
— Et celle-là ?
— Un losange.
Il est content. Garance avance bien.
— J’ai eu 20/20 partout.
Sur un pull :
Rules are made to be broken
Good vibes only
Go away
Not yours.
— C’était avec maman cette semaine.
Sur un pull : I feel happy today.
— Les garnements se sauvent à l’heure de la cantine pour aller au Mc Do. Ils cassent les vitres avec des billes. Résultat : billes interdites.
Au loin, passent les trains et parmi eux le TGV porte-bonheur.
— Elle a quel âge ta sœur ?
— T’avais quoi comme jeux quand t’étais enfant ?
Il enlève ses chaussures. Jambes croisées.
— Je n’aime pas lire. Ça m’ennuie.
— T’as quel âge ?
— Pourquoi tu es parti ?
— Je préviens, c’est une calamité.
— Bravo le grabouilli.
— Les parents, c’est content pour rien.
— Tu dis que tu viens me voir et t’es bloquée sur ton téléphone.
Alors, elle pleure.
Sur un pull : Whatever.
Sur un autre : Today list – Nothing.
— Il faudrait un trampoline.
— Je ne suis pas stable.
— J’ai mal au poignet. Aux jambes.
Il se contortionne.
— Et qu’est-ce que tu…
— NON, C’EST L’ECOLE. ON A FAIT « QUELQUE CHOSE ».
— Je suis fatiguée. Samedi, couchée tard. Dimanche, la fête encore.
— Je ne suis pas la meilleure en lecture. Ma mère lit plus vite.
Alors, il n’y aurait rien d’autre à inventer.
Il n’y aurait qu’à recopier.
Ces formes de fictions éphémères.
Comme se préparent les violences, dans la cour.
Comme s’insuffle l’esprit de compétition, dans la classe, dans la famille.
Comme se vivent les séparations, dans la vie.
Alors, on aide, à définir la figure du sadique qui nous tiraille.
On rit d’aller un jour sur sa tombe.
De reprendre le pouvoir, comme une vengeance.
Et nous sillonnons les cimetières.
Jusqu’à trouver.
L’image que nous voulions voir, enterrée.
La plaque aux dates délimitées.
Pour enfin nous libérer.

Nous étions plusieurs à venir y soigner une souffrance ancienne

Une limite se fixe, dans un premier temps, car il ne s’agit pas de se laisser emporter par quelque émotion envahissante, presque trop enthousiastes d’avoir trouvé, un matin, un terrain complètement libre d’expression. Alors, la deadline agit sur les moyens disponibles de voir une forme surgir, sans raison apparente, sans projet définitif, sans avoir à imaginer ce que serait la réalité d’un emploi à grande envergure de ce qui ne sera jamais qu’un espace partagé avec quelques-uns seulement. On regarderait notre entourage passivement, ne faisant que relayer des manifestations stériles de nos inaptitudes. La gestion au quotidien devient alors infernale, car elle ne fait que montrer en permanence ce qui ressemble à un échec. Tout devient négatif. Le désir créatif s’amenuise. Chaque objet qui se dépose dans la pensée ne fait qu’y rester pour des temps indéterminés et ne s’aperçoit plus que ce qui s’oblige à la considération présente. De cela, aucun remède n’est efficace à force d’avoir été chacun réemployé à de trop nombreuses reprises. On sort les vieux dossiers. On aimerait classer. On aimerait calmer. Le trouble se fait insistant parce que la douleur propulse dans l’inactivité. Ainsi, je me vois ouvrant la fenêtre et criant à l’inconnu. On conclura qu’il était fou. Le lendemain, on aura oublié. Le défilement continu permet cela. On ne fixe pas l’intérêt premier qui n’a d’autre objectif que de générer une réalisation de soi à travers les outils de l’invisibilité, pour mieux satisfaire ce besoin de toujours se détacher de ce qui ne ferait que déstabiliser encore quelques certitudes semblant ne faire que ponctuellement surgir pour rassurer l’esprit d’être encore dans un cadre fonctionnel alors qu’il ne fait plus que produire l’indicible. Cela se manifeste comme un jugement à l’encontre des personnes les plus proches, rencontrées à l’échelle temporelle d’une mémoire reconnaissable, mais à partir du moment où ne se prend en considération que l’effet réel sur le présent et que rien de ce qui pourrait arriver ne se suppose autrement que déjà là s’exprimant d’une manière ou d’une autre, il devient presque trop difficile de ne plus être que dans la partie la plus inaccessible de l’être. Il ne s’agirait plus alors que de feuilleter quelques pages en amont pour se laisser séduire. Or, tout ce qui a été ressenti tient à se déployer autrement. Les yeux se perdent le long des lignes. L’esprit n’a plus le temps d’accrocher le sens complet. Il capte des mots au passage. Il se programme. Et puisque ce qui adviendra se voit, là, à ce moment précis où tout n’est plus que concentration, il se produit un acte de l’impensé. Il est temps, donc, de mettre en œuvre, c’est-à-dire, d’appliquer strictement ce qui vient de s’envisager dans l’immédiat. L’évidence s’y décèle plus aisément. Nous sommes trop sollicités. Rien ne nous y oblige, pourtant. Il suffirait de le décréter. Nous nous sommes quelque peu emballés à trop vouloir suivre la cadence que nous pensions pouvoir tenir pour feindre d’avoir tout autant de moyens que tous ces systèmes mis en place depuis tant de décennies que personne n’imagine qu’il en soit autrement du jour au lendemain. C’est cependant ce que nous allons décider. C’est maintenant. Et une fois de plus, le lire est trop tard pour agir encore sur l’orientation qui vient d’être choisie. Regardons. C’est si touchant de voir tout cela naître. Il ne servirait à rien de comparer à quoi que ce soit puisque nous venons de concevoir ce qui ne s’est jamais fait. Oups. Vous seriez venus un quart d’heure plus tôt, vous auriez pu nous faire part de votre point de vue et développer votre théorie. Parce qu’au fond, nous avons quelque peu testé le degré d’intérêt que certains d’entre vous tentaient de concevoir à partir d’une imagination sans fondement réel, et cela, encore une fois, ne nous convainc pas. Ah ben oui, le passé immédiat cherche à nous rattraper, mais nous l’avons encagé dans une pièce d’où il ne ressortira qu’une fois qu’il se sera défait de ce qu’il envisage tout le temps comme une destruction permanente du vivant alors que nous nous sommes réunis, justement, parce que nous sommes animés par l’exacte conviction contraire, qu’il y a, parmi nous, suffisamment d’éléments pour former une réalité optimiste de ce que l’humain produit pour n’être qu’un des moteurs du progrès. Nous laissons voir une partie de la méthode qui, jusqu’à présent, n’a fait que s’enrichir et prouver sa constante adaptabilité. Nous glissons d’un univers à l’autre. Nous « conduisons ». Des rapports circonstanciés vont être rédigés et tomber dans le domaine public plus tôt que prévu, car nous en avons assez d’attendre que la crédibilité soit constamment invoquée au profit d’une classe dominante ne cherchant qu’à maintenir sa supériorité. Ne faites pas les surpris. Nous serions presque à nous demander à quoi vous vous attendiez. Trouver une sorte de preuve qui vous aurait servi le jour de l’incrimination. Ce qui se déroule sous vos yeux n’a aucune autre conséquence que de générer la pensée là où elle se fixe véritablement. Copiez, collez, déversez dans le monde entier. Sorti de son contexte, cela n’a plus aucun autre sens que celui que vous voudrez bien y attacher. C’est vous qui vous faites interprètes et qui vous rendez responsables de la manière de recevoir la globalité d’une démarche dont le principe est de mettre en mouvement la sensibilité, la perception, puis, comme nous l’espérons, la curiosité et la compréhension. L’outil qui nous a manqué au moment où nous cherchions quelque explication aux contradictions de la pensée, nous l’avons créé et nous l’avons utilisé pour nous-mêmes, pour notre formation interne, pour que chaque matin nous ayons, à portée de main, ou sous les yeux, de quoi porter notre voix en cours de rééducation. Quel que soit le support, ce qui nous intéresse est de voir et de signifier l’évolution d’une sorte de cœur de bataille. Ce n’est pas une zone de conflits, c’est le lieu où se met à vibrer l’émotion, ce qui fait résonner la poitrine, ce qui fait prendre conscience du souffle s’adaptant à une formulation chaque fois de plus en plus identifiable. Nous aurions pu céder à l’impatience. Comme jadis, nous précipiter sur la touche « envoyer », « publier », « commenter », mais nous avons adopté collectivement une stratégie qui ressemble de très près à ce qui nous a semblé être à l’origine de votre pseudo puissance d’action : la programmation. Maintenant, nous vous sentons trembler, car le mot vous fait penser à ce que vous avez peut-être lu. C’était il y a peu de temps. La mémoire en est encore toute troublée. Des mots en bataille ! Cela devient insupportable. Le cabinet des urgences est convoqué. Trions, analysons. Nous en oublions l’essentiel. Nous ne savons plus de quoi il s’agit vraiment. Ils affirment une méthode comme ils tiendraient les actes d’un manifeste, mais ce que nous percevons ne vérifie rien de tout cela. C’est très simple. C’est à cause du socle que vous n’avez pas vu. C’est à cause de la variabilité que vous n’avez pas pensée. Et de la cadence qui vous a échappée. Mais comme nous sommes plutôt bienveillants, voici quelques pistes de réflexion : 1, qu’il fallait voir dans l’existence d’un travail en cours un réel travail en cours ; 2, qu’il fallait remettre quelques éléments dans l’ordre avant de conclure idiotement que nous nous étions égarés dans l’insensé ; 3, que tout se ressemblait un peu mais s’identifiait malgré tout ; 4, qu’il y avait des dates, des jours, des duperies, des évidences qui, tout au long des mois, auraient pu se vérifier amplement à la lumière d’une certaine perspicacité ; 5, qu’il y a des périodes d’absences non justifiées durant lesquelles auraient pu se manifester, au minimum, une surprise, au maximum, une inquiétude. 6, 7, 8. Ce sont les listes infernales. Nous en avons des caisses pleines. Nous les utiliserons en permanence pour inverser le jugement de valeur. C’est une technique que nous maîtrisons bien désormais. Oui, pourrez-vous crier à qui veut l’entendre, mais vous n’êtes pas passés par la case consécration. Et vous l’entendrez venir du fond de nombreux foyers que vous n’avez pas pris la peine d’inspecter. Il vous arrivera en conscience comme une clameur effrayante. Ce rire de moquerie que nous avons voulu retenir jusqu’à ce que vous manifestiez le degré de votre intolérance. Vous étiez de celles et ceux qui distinguent, qui autorisent, mais depuis maintenant de nombreuses années (comptez en siècle, désormais), vous avez été destitués. Il y avait des traverses. Il y avait des personnes qui aimaient aller s’asseoir sur des marches pour écouter de la musique en regardant un paysage et en buvant des bières illégalement vendues à la sauvette. Il y avait des textes qui ne circulaient que dans des cercles restreints, des correspondances que vous n’aviez jamais lues, des rencontres dans des bars, des rencontres dans des salles de sport à la Fight Club, des amis qui se tenaient la main devant l’ivresse de quelque beauté qui ne coûtait rien, et nous avions imaginé que, pour elles, pour nous, pour nous en mêler, pour nous y sentir partout chez nous, décalés du reste des préoccupations marchandes, assouvis de l’immense débat toujours en action dans chaque bonjour adressé, chaque sourire, chaque porte tenue, chaque regard amusé vers un petit groupe aviné, chaque pensée vers notre propre identité, car elle était là, notre sève politique, elle coulait réellement dans notre corps social, elle liait les groupes, elle ne pensait plus qu’il y avait sur notre sol quelque étranger qui n’aurait pu y rester le temps qu’il le désir, l’étranger n’était pas là, l’étranger était ailleurs, l’étranger était dans les têtes de celles et ceux qui tentaient de nous manipuler en nous dépossédant de notre puissance politique, en nous imaginant incapables de compter, de prévoir, de faire des bilans, de saisir un livre que nous pourrions brandir au milieu de la foule pour soulever la rage de nos loisirs constamment encadrés par des lois de soumission parcellisant une société qui, malgré cela, ne faisait que transgresser en permanence les codes injustement affichés de votre idéal officiellement, asseyez-vous, cela va être difficile à admettre, en voie de destruction.

Nous fixons nos émotions sur un avenir devenu de plus en plus abstrait

Il est vrai que le format fait beaucoup. Il dicte. Ou, du moins, il a dicté tant que nous n’avions pas conscience qu’il dictait. Cette dimension-là nous échappera toujours. C’est avant tout une attitude que l’on adopte avec soi-même. Si nous nous arrêtions aux effets de réel, nous dirions simplement qu’une insomnie nous a saisis. C’était l’angoisse encore. Quelque focalisation concernant quelque sujet. Mais maintenant, nous le percevons autrement. Ce qui écrit en nous nous a réveillés. Pour vivre ces moments que nous n’avions d’abord pas pensés. Nous nous étions dit que tout serait là quand nous nous lèverions, alors qu’il nous fallait encore passer devant cette seule fenêtre éclairée, elle, sur ce qu’est la folie, comment elle s’organise pour s’adapter au monde, jusqu’à ce qu’il soit temps de s’y intégrer à nouveau, voyant la lenteur avec laquelle le ciel change de couleur, pour dire l’éveil, l’attente nécessaire, ces quelques heures qui seraient passées inaperçues, durant lesquelles, même s’il semble minime, un choix s’est mieux formulé. Il fallait chaque fois nous réadapter à une identité nouvelle, telle que nous l’avions admirée, se présentant dans la douceur de l’unité. Une fausse justification s’était comme immiscée. Et déjà, c’était le manque de ce que nous avions décidé de ne pas faire, ou plutôt, de ne plus faire. Un nouvel abandon. Le deuil de parfums d’automne. Ce nouveau calendrier sur lequel nous nous étions fixés. Intégrant sur une même échelle les erreurs du passé et l’établissement d’une meilleure gestion de l’avenir. Il ne fallait pas se leurrer avec tout cela. Ce n’était pas un détail anodin. Nous l’avions senti s’installer peu à peu, par quelques signes évidents. Les mêmes gestes répétés. La recréation, dans l’espace fictionnel, l’imaginaire, de l’étendue du mystère, de la manière qu’elle avait de distendre l’énergie, puisque nous y étions, puisque la période était celle que nous attendions, ne nous supposant plus comme un appareil doté d’une fonction marche-arrêt, qu’on aurait programmé à une heure précise, pour que notre conscience soit certaine qu’il y avait bien un avant et un après. Il n’y avait plus que des périodes. Nous les prendrions en compte uniquement si la nature nous entourant nous le signifiait, et pour celle que nous traversions à ce moment, une période de grand changement encore, elle l’avait fait. Nous étions en train de mieux établir ce qu’était l’économie, une notion à laquelle nous n’avions pas attaché assez d’importance, de sorte que toute proximité d’un chiffre devenait pétrifiante. Cela ne nous aurait pas concerné, ou plutôt, d’autres l’aurait mieux géré que nous. Et pourtant, c’est un mot, presque comme les autres. Il a ses multiples sens. Peut être employé autant que les autres. Il n’y a plus de raison d’en déléguer la formulation, autant que tous les mots dont nous nous sommes ressaisis, avec, parmi eux, le mot « direction ». Oui, grâce à l’autogestion qui fut immédiatement effective. Elle n’a pas révélé une liberté soudaine, comme si nous étions sortis d’une longue réclusion. Elle nous a fait évaluer autrement les éléments dont nous étions réellement dépendants. Les autres n’étaient que limites que nous nous infligions pour ne pas avoir à assumer notre part de responsabilité dans la non réalisation de notre idéal toujours en formation. Nous accusions tous azimuts. Jusqu’à la pluie qui s’abattait sur nous un jour de congé alors que nous avions décidé d’aller nous promener. Alors, bien sûr, cela ne nous rend pas moins dépendants de la pluie, mais comme elle est des lois dont nous ne pouvons rien, nous l’accueillons comme elle est, et il en est de même pour le reste. La loi, le cadre, les fonctions, où se trouvent notre rôle et notre puissance d’action. Et lorsque nous prenons en charge notre société interne, nous n’accusons plus, nous faisons, nous appliquons, nos principes, nos théories. Avec quelques débordements parfois. Ce n’est pas grand chose. Ça n’a pas beaucoup de conséquences. Nous sommes sur une gestion continue. Il n’y a pas de réelles heures de bureau, pas un moment où l’on se dirait « la journée est finie, je peux passer au sport ou à la télévision ». Nous fixons nos émotions sur un avenir devenu de plus en plus abstrait. C’est peut-être la plus grande des difficultés, mais elle vaut largement la peine d’être vécue tellement tout ce qu’elle réalise nous ravit.

L’enfance victorieuse

On ne pouvait deviner ces drôles de réunions que nous entendions s’organiser dans l’appartement d’à côté qu’aux horaires un peu stricts auxquels des grappes de personnes légères entraient ou sortaient et se retrouvaient attroupées dans la cage d’escalier ou bloquant l’ascenseur. On ne se serait peut-être jamais inquiété de quoi que ce soit si un voisin n’avait pas été, un jour, été obligé par on ne sait quels travaux sur le réseau câblé, de passer toute une soirée à regarder l’écran noir de sa télévision en tripotant son téléphone portable sur twitter pour tout de même suivre en direct la finale d’on ne sait pas quoi non plus et qui, d’abord, s’était pour la première fois aperçu, alors qu’il vivait là depuis de nombreuses années, que les murs de son appartement étaient de vrais papiers à cigarette à travers lesquels on pouvait deviner, si on s’y intéressait un tant soit peu, chaque mouvement, le moment où une mère criait À table au reste de la famille, les claquements d’une porte, les musiques préférées d’un adolescent en phase d’émancipation, et donc, ce soir-là, les vives discussions d’un groupe d’amis.

Le voisin n’avait jamais envisagé autrement la vie collective de sa résidence qu’en passant devant ses fenêtres et en voyant donc un tel faire ceci, une telle faire cela, les lumières s’allumer ou les volets se fermer. C’est sans doute à cause de la récurrence d’éclats de voix que, peu à peu, d’abord surpris, puis agacé, il avait fini par s’intéresser aux bruits qu’il percevait, curieux d’entendre à quel point l’assemblée semblait vivante. À aucun moment le voisin ne s’était dit que la situation exceptionnelle dont il était en train de faire l’expérience, à savoir, n’avoir aucun écran géant où plonger son attention jusqu’à s’endormir, était à l’origine du fait qu’une perception s’était, pour une fois, orientée de l’autre côté du mur là où, sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte, il y avait, peut-être, une fête tous les trois soirs ou une famille devenue au fil des années extrêmement nombreuse. Il avait pensé que c’était exceptionnel, qu’on y célébrait un événement du type mariage ou anniversaire. Il vérifia même à l’aide de quelque mot-clé dont il avait le secret s’il n’y avait pas un match d’on ne sait quoi dont il aurait raté l’annonce depuis que sa télévision était en deuil de réseau câblé. Non, rien de tout cela. Rien ne justifiant qu’on s’amuse à une porte de palier de chez lui alors qu’il traversait l’enfer d’une soirée ratée. Il fut si nettement intrigué qu’il ne résista pas au besoin d’en savoir davantage. Il enfila un pantalon et sonna chez le voisin.

À sa grande surprise, il fut accueilli avec beaucoup de sympathie. Chers amis ! C’est notre bon voisin ! Et déjà, on entendait crier des hourras de bienvenue. On demandait à voix hurlante comment il était possible qu’il ne se soit pas manifesté plus tôt. On faisait de la place sur le canapé. On allait chercher un verre. On débouchait une nouvelle bouteille. Chacun riait, se levait saluer le nouvel arrivant, lui disait son prénom, cédait sa place, offrait une cigarette. Le voisin, éberlué, fut happé par l’énergie festive et ne se fit pas prier. En moins de quelques minutes, il faisait partie des meubles. On aurait presque dit qu’il avait organisé la soirée. C’est seulement au bout de deux trois verres, tâchant de saisir de quoi parlaient tous ces personnages qu’il n’avait jusqu’ici jamais vus, il posa une question : mais enfin, que fêtez-vous, au juste ? Et tout le monde se mit à nouveau à rire, à trinquer, à répéter la question à celles et ceux qui ne l’avaient pas entendu, occupés à fumer à la fenêtre. Puis on lui révéla : nous fêtons notre victoire, nous profitons de notre joie. Il apprit que tous s’étaient sauvés d’un système autoritaire où ils avaient organisé une rébellion qui avait fonctionné bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé. Au départ, lui disait-on, on s’était dit que nous inverserions deux trois normes histoire de déstabiliser le système, mais nos prises de décision ont eu un tel effet que nous avons vu sortir de leur terrier des paroles inouïes, des textes inédits, des personnages que nous pensions définitivement oubliés. Ils se sont tous regroupés dans la pensée et ils ont projeté d’aller dans cet espace mis à leur disposition pour enfin y vivre librement. Et déjà, on lui montrait le début de l’histoire comme on ouvre un vieil album de photos. On se disait Mais comment a-t-il pu vivre à côté de cet incroyable événement !? Vous voyez, ça, c’est presque l’acte fondateur, mais on riait encore en murmurant discrètement enfin, presque… Peu importe. On riait encore en laissant défiler les comptes-rendus de réunion, les ouvertures de secteur, l’apparition d’un thème, la révélation d’une énigme. Et voyez-vous, on arrive enfin au chapitre 3, notre chapitre, et les coupes de champagne se levaient, les hourras redoublaient d’intensité. Nous nous sommes définitivement détachés des contraintes de la réalité qui n’ont, sur nous, plus aucune influence. Nous sommes comme virtuellement autonomes. Le pouvoir n’a fait tout le long que se manifester dans un sens. Nous le constations jour après jour. C’était bien la virtualité qui avait de plus en plus d’impact sur la réalité, jusqu’à non pas la contrôler complètement (qui ça intéresserait, franchement, parmi nous, personne, et ça riait encore) mais abolir notre dépendance à ces méandres de feuilles de calcul, de tableaux, de formulaires. Ça a commencé ici, exactement. Et on lui montrait un épisode qui avait été lu plus de quinze mille fois. Un inspecteur est venu nous demander des comptes. Il a dit Mais qu’est-ce que c’est que ce truc qui voudrait relater ce qui s’est passé la veille pour le crier le lendemain sur tous les toits du monde. Mais, cher inspecteur, où voyez-vous que nous parlons d’hier. La date, bien sûr ! Il y a concordance de dates, concordance de situations, on reconnaît même Monsieur Untel qui traversait la rue à ce moment-là, comme une photographie que vous avez oublié de flouter avant de la diffuser. Ah ? Mais si vous regardez bien, êtes-vous sûr que le sujet est celui que vous évoquez ? Enfin, c’est évident ! Ah oui ? Reprenez-vous. Calmez-vous. Prenons un exemple simple. La pomme rouge est sur la table. On parle d’une pomme, rouge, posée sur une table. OK, c’est clair. Le grand dadais traverse la rue. De qui parle-t-on ? Qu’est-ce qui est plus important ? Le grand dadais ou le fait qu’il traverse la rue ? Là, évidemment, c’est level 2. Il faut remettre dans son contexte et espérer comprendre quelque chose. La pomme rouge est sur la table, je la prends et je la mange. Niveau suivant : le grand dadais traverse la rue et entre dans la fabrique de l’histoire. Des thèmes à droite, des thèmes à gauche. Des personnages en pleine action. Ils écrivent. Ils ont un rôle, une étiquette. On dira : une fonction. Lui, c’est… chut… ne révélez pas tout. Nous ne sommes pas encore au chapitre final. Nous n’allons pas, non plus, fournir un résumé avec des flèches vertes pour mieux s’orienter. On prépare le feu d’artifice. Le début était boring as fuck, comme disent les jeunes. Et là, se lève l’avocat du diable : Oui, mais je vous trouve assez intransigeant de ce point de vue. Il fallait constituer ces barrières de protection sinon, comment serions-nous entre nous aujourd’hui en train de fêter notre liberté ? Il fallait tromper, il fallait mentir, il fallait corriger au fur et à mesure. Il fallait piéger. Nous étions encore entourés de multiples sentinelles. Nous étions allés dans les grands immeubles du pouvoir. Nous nous étions infiltrés la nuit et nous avions découvert avec effroi que les sous-sols avaient servi à la Gestapo pendant la dernière guerre et qu’il y avait les mêmes instruments de torture, les mêmes lampes, les mêmes geôles. On arrivait là uniquement si nous étions dénoncés par un voisin ou un collègue. Alors, nous avons fait quelques photos et nous sommes allés directement au cinquième étage sans passer par la case fouille. On a dit : c’est fini, nous savons tout, nous connaissons vos méthodes, rendez-nous les clés. Et maintenant, à chaque étage, on fabrique des guirlandes lumineuses et on produit de l’infini. De l’infini ? (le voisin commençait à regarder tout le monde avec un air inquiet). DES LIVRES ! On les distribue dans les boîtes à livres gratuitement. On les pose dans les laveries automatiques. On les donne au libraire d’à côté avec un grand sourire. On contacte la presse locale et depuis quinze jours, c’est le buzz sur tous les réseaux sociaux. Et en quoi est-ce infini ? Et bien, voyez-vous, c’est très simple. Vous venez d’entrer dans l’histoire. Personne n’avait jusqu’ici entendu parler de votre existence et tout à coup, vous voilà. Vous n’êtes pas un personnage secondaire. Vous n’avez pas eu besoin d’un long portrait de cinq pages. Deux trois phrases et hop, vous nous rejoignez dans notre récit collectif. Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous cliquer désormais ? Vous êtes dans le jeu, dans l’enfance. C’est elle qui s’est peu à peu imposée. Elle tourne autour d’arbres remarquables. Elle a créé son propre loisir.

La plaie de notre lien social est en voie d’être pansée

Raconter comment l’abondance fait irruption serait à nouveau rester dans un mode de focalisation que j’ai tenté toute ma vie de transformer un peu, non pas qu’il ne produisait plus rien, mais parce qu’il semblait que ces récits avaient déjà été à de nombreuses reprises relatés. Un effort a été réalisé pour imaginer de tout cela une sorte d’origine et un fil conducteur. Cela n’est pas fait pour perdre, mais pour justifier, et ce n’a de conséquences que sur une réalité propre. Il y a des sujets sur lesquels il n’y aura jamais aucun mensonge. C’est l’honnêteté de dire qui est en jeu. De cela découle l’honnêteté de faire. Au moment où se pose encore la question d’un plus bel environnement global, le choix se détermine au niveau de la conviction intime. C’est un tout opérant. Il n’y aura de trace de cela que la manière avec laquelle la globalité s’est pensée et comme, au fur et à mesure, elle s’est construite. Cela n’appartient à personne d’autre qu’à vous.

On se dit que ce n’est pas le moment, qu’autre chose est en cours, mais on cède tout de même. Et on regrette, car le miroir que cela nous renvoie ne fait que s’effondrer quelques convictions qui se formaient. Il y a d’autres alliances à penser. Elles sont en cours de mobilisation. Elles nécessitent du temps d’imprégnation. Sinon, on laisse faire des figures qui pourraient claquer la porte comme un courant d’air dès qu’une opportunité se présente. Je sais que je me suis infligée une situation très particulière. C’est à cause d’une énergie qui a trop longtemps été retenue. Cependant, il se passe exactement ce que je prévoyais. L’attention nécessaire pour se mettre, en quelque sorte, à disposition, n’est pas suffisamment à la mode pour conduire à ce qu’il y a de plus juste dans l’édification d’une perception différente de celle souvent calquée sur ses propres intérêts. On pourrait vite conclure que c’est le mal du siècle, mais ce serait ne pas prendre en compte tous les paramètres, comme les âges, par exemple, qui distinguent les différents protagonistes. Tout, de ce que je perçois dans ce domaine, sent la poussière et la toile d’araignée. Cela provoque des indignités dont celles et ceux qui les propagent n’ont évidemment pas conscience. Nous sommes toujours sur les questions de privilèges. Si nous avions passé notre vie à écouter la loi des principes, nous serions toujours à nous morfondre de ne rien avoir réussi à réaliser de nous-mêmes. Bien sûr que je reconnais cette désolante consternation. Bien sûr qu’elle me dicte une attitude que je me dois d’observer. Parce que la nécessité de lutter contre cette permanente tendance est encore d’une cruelle actualité. Voyez comme on continue encore d’envoyer sur les roses, de balader d’un revers de main la notion pourtant facile à comprendre d’altruisme, de ne faire que nourrir un sentiment d’exclusion qu’on impose même à ses proches. C’est la plaie de notre lien social. C’est ce remède que nous apportons.

C’est un spectacle rare

Un signal d’alarme quelque part dans un bureau. Et c’est reparti. Le document se met à jour sous nos yeux. Chef ! Chef ! Le contact vient de reprendre son activité. Très bien. Enregistrez tout. Oui, chef ! Mais restez un peu, tout de même, vous tombez bien, car ce qui est intéressant, ce n’est pas de lire après, c’est de voir naître le texte, voyez-vous, comme on serait devant la télé, inactifs, on nous balance des images, à une certaine heure, on croit avoir fait un choix, mais en fait, on ne fait qu’absorber comme on mangerait de la bouffe avariée sans s’en rendre compte. Et puis, tout à coup, la parole devient différente. On se dit, c’est comme un livre ouvert en train de s’écrire sous nos yeux. Quelqu’un est conscient de cela et nous le signifie. C’est lui qui nous observe. Il sait qu’en ce moment, vous vous penchez sur mon épaule pour faire semblant de vous intéresser à ce que je viens de dire, et au début, vous n’y croyez pas vraiment. Vous pensez que je fabule. Puis vous me demandez de vous céder ma place. Et vous ne faites plus que lire. Vous êtes comme capturés. Vous vous tournez vers moi et vous posez quelques questions. Vous voulez savoir depuis combien de temps tout cela est en mode de fonctionnement. S’il est possible que ce soit un robot qui écrive. Et je réponds. Chef. Un robot ne corrige pas. Il est convaincu, enfin… il est programmé pour soi-disant ne pas se tromper, mais voyez-vous, de temps en temps, il y a des hésitations, et l’écriture est irrégulière. Les fautes les plus classiques (comme les coquilles de frappe, par exemple), sont corrigées au fur et à mesure. Et puis, il y a comme des silences, des temps d’arrêt pendant lesquels on peut tout s’imaginer. Vous êtes déjà un peu plus curieux. Vous me demandez si j’ai fait quelques hypothèses concernant ces fameuses pauses. Et je vous dis que là, il faut juste transposer. S’imaginer comme à la place de celui qui produit. S’il est chez lui, un coup de téléphone, une faim soudaine, un besoin de consulter une définition, la fatigue qui tiraille. Et quand c’est plusieurs jours. Un voyage, des préoccupations liées à son travail, la mort d’un proche. Plusieurs mois. Je ne sais pas. J’ai été posté là pour ne rien rater. Il n’y a jamais d’explication. J’ai même l’impression que parfois, il revient juste pour me parler. Il. Oui, il. De cela, je suis maintenant convaincu. C’est un homme. Ou quelqu’un qui écrit en se faisant passer pour un homme. Ils pourraient être plusieurs. En effet. Ils pourraient se relayer. Créer ensemble un espace fictionnel. La seule certitude, là, tout de suite, c’est que ce n’est pas vous. Pas vous, directement. Vous êtes là et vous lisez, comme moi. Comme moi, vous découvrez. J’ai fait cette même analyse plusieurs fois avec des personnes qui étaient présentes à ce moment-là. Ce n’est pas rare, donc j’ai déjà une sorte de liste assez conséquente. Ah ! Vous voyez, là ! Il vient de corriger. Un robot ne ferait pas ça. Mais… mais… de toutes ces observations… vous devez avoir quelques indices sur son identité. Pas vraiment. Au fur et à mesure, cela me révèle plus sur ce que je suis, moi. Sur ce que je fais, aussi. Sur le fait que je sois la personne qui consulte. C’est une place très particulière. Je commence à sentir quand des phases de forte activité se mettent en mouvement, mais je ne sais jamais pourquoi ça s’arrête d’un seul coup. Plus rien. Alors, ça me manque. Je m’inquiète aussi. J’ai l’impression que ça ne reviendra jamais. Donc, si je comprends bien tout ce que vous me dites, si je reste avec vous, il devrait finir par nous parler à nous. Oui. Essayons.

Ils observent tous les deux l’écran. En silence. Le chef parcourt quelques lignes en amont. Il aimerait savoir si ce mystérieux interlocuteur a compris qu’il était entré dans la pièce, qu’il venait d’y avoir une conversation d’un nouveau genre entre lui et son observateur. L’histoire qu’on vient de lui raconter l’a quelque peu interpellé, mais il a tout de même quelques doutes. Tout cela lui semble invraisemblable. Il garde clairement à l’esprit que l’agent est épuisé par des heures de solitude cherchant à mettre du sens là où il n’y aurait rien à trouver d’aussi extraordinaire. Il imagine déjà le rapport qu’il écrira pour qu’on remplace cette personne qui semble ne plus pouvoir remplir sa mission. Et puis l’écriture se met enfin en mouvement. Il le voit différemment, désormais. Parce qu’un vous vient s’immiscer. Vous cherchez à comprendre ce qui est en train de se faire à l’instant même alors que vous pensiez que l’écrit, c’était forcément ce qui vous arrivait plus tard. Au minimum, quelques heures, lorsqu’on découvrait qu’une information venait d’être suffisamment éloquente pour alimenter une enquête. Mais vous percevez en direct que certaines formes vous échappent. Que vous ne pouvez avoir aucune prise dessus. Elle se fait au moment où vous n’êtes plus qu’un lecteur. Quelqu’un qui ne pourra rien changer.

ATTENDEZ ! Repassez le début du témoignage, là. Non, non, encore un peu avant. Faites un gros plan. Écoutez ce qui se dit. C’est de l’anglais. Oui, c’est de l’anglais, mais tout le monde parle anglais ici, donc ça va. Enfin, c’est de l’anglais, mais c’est présenté comme un poème. Oui, c’est bien ce qui nous intéresse tout à coup. Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque ressemblance avec ce qui nous a généré ? Quoi ? Qu’est-ce que vous insinuez ? Que l’écriture s’était ainsi annoncée autonome et qu’elle aurait mis en place un plan d’action quelques années plus tôt ? Écoutez, je sais que cela va vous paraître terrifiant, mais vous avez fait appel à nous parce que nous sommes des experts. Nous analysons plus vite que les autres et nous avons des banques de données qui nous permettent de suivre des pistes auxquelles personne n’aurait pensé, et là, c’est une évidence que nous tenons particulièrement à admettre chaque fois que nous procédons à une enquête. Il n’y a pas de création pure, de produit qui serait sorti de la terre sans prémices. Sans balbutiements, vous voulez dire ? Non, je dis bien ce que je dis : sans prémices. Un début d’histoire que vous avez manqué. Un prologue ? En quelque sorte. Un premier arbre qui a trouvé racine. Comme nous, il avait trouvé un environnement favorable et il s’est développé depuis. Comme nous. Est-ce que vous comprenez cela ? Puisqu’il n’y aurait que des fruits de notre imaginaire. Que nous serions à l’origine de ce qui est en train de se produire ? Que nous avons mis en place ce qui se propage sous nos yeux ? Voyez les voies qui se dispersent. Les tumultes qui s’expriment. La compassion qui s’installe. C’est un spectacle rare. Il y en a plein le ciel. C’est un feu d’artifice. L’arbre s’est fait modèle. Qu’on le connaisse où qu’on ne le connaisse pas, il agit comme tel. De même, les réseaux d’influence qui se sont propagés nous ont transformés sans que nous ne nous en soyons rendu compte. Regardez. (Il montre une nouvelle fois la carte). Cela clignote de partout. Il y a quelques semaines, vous auriez pensé qu’ils sont sur le point de nous encercler si vous n’aviez pas fait appel à nous, mais maintenant, voilà ce que nous aimerions vous aider à conclure : ce mouvement s’est rendu inéluctable. Il n’est composé que de ce qu’il y a d’humain parmi nous.

Une fête s’organise quelque part

Le transgressif est une petite ligne de démarcation que l’on s’offre, où quelques mots échangés suffisent, imaginant qu’un lien se forme à ce moment-là, préféré à ce qui relèverait du calcul, d’une soumission que l’on imposerait à un être qu’avant tout nous aimons. La pensée est différente, sans calcul, car il s’agit de se laisser conduire, d’abord dans un cadre prédéfini, puis il y a toujours cet après, où la sensibilité n’a plus rien de prévu, à part, peut-être, une vague idée de ce que pourrait être une fin. De toute façon, il y en aura une, aujourd’hui, comme les autres fois, dictée parfois par des éléments simples de la vie quotidienne. Il suffirait d’un rendez-vous, de n’avoir plus le temps, ou que les chemins se séparent, de fait, parce que la destination est atteinte. Cependant, il s’est créé un évènement particulier, unique. Nous serions si peu à pouvoir l’évoquer qu’il faudrait à nouveau se réunir, et provoquer le souvenir de ces quelques minutes. Après tout, ce n’était pas grand chose sur l’échelle de toutes les vies, et pourtant, une loi s’est établie, dans l’oralité. C’est elle qui mobilise une pulsion particulière, d’avoir envie de la faire durer, comme un bilan de journée, mais nous sommes si peu attachés à la véridiction qu’il ne sera pas utile de chercher dans l’entourage ce qui pourrait avoir mené à de telles conclusions. Un souvenir très ancien pourrait l’avoir déclenché. Un désir, aussi. Ce qui compte, c’est qu’il continue d’exister sous cette forme, qu’en soi, nous n’ayons pas envie de nous en dessaisir. C’était si beau. C’est là la sève d’un roman tout entier. Tout ce qui se construit en amont. Tout ce que cela aura comme conséquences des jours durant. Pour une seule phrase à laquelle aura répondu un regard.

Un rendez-vous avec le mystère. 

Les personnes que nous voulions atteindre par notre sensibilité ne sont pas celles qui nous apparaissent comme incontournables au tout début d’une histoire. On se dit, tient, voilà le personnage principal. Et puis tout est détourné. On a tout de même besoin de saisir quelque chose. On pose tout. On regarde au loin. On ne sait pas trop combien de temps on a mis. Finalement, ce n’était pas si long. Il fallait dépasser les premières barrières, aller plus loin malgré le panneau stop. Des chiffres, des tableaux, des dates, des comptes-rendus de réunion. Tout ce qu’il faut concevoir comme un plan.

Après cela, une énergie se concentre. C’est elle qui écrit. Elle choisit sa voie, elle circule comme de l’eau dans la terre, elle irrigue toutes nos racines.

Les saisons passent, le soleil fait son œuvre, la lune aussi, et tout fleurit. On n’a plus qu’à cueillir. C’est un printemps poétique toute l’année.

Tout se serait passé différemment si nous en avions parlé en amont

Une fin de la réunion, ce n’est pas très compliqué, parce c’est toujours un peu pareil. Tout le monde est fatigué. Il y en a trois ou quatre qui sont partis parce qu’ils avaient soi-disant un rendez-vous. Les sujets les plus épineux sont venus en dernière partie, le temps que les langues se délient, et puis ce n’était pas prévu, on n’a plus le temps, on en parlera la prochaine fois, et le directeur s’en va, et la coordinatrice le suit, et les agents se dispersent à différentes vitesses, et certains restent sur le trottoir, fumant peut-être une cigarette, ou semblant juste attendre, comme ce que j’ai appris à faire. En fait, je l’ai toujours fait mais j’ai appris à mieux le faire. J’arrive toujours avant tout le monde pour voir ce qui se passe juste avant, puis je reste pour écouter, rencontrer, poser aussi une parole. Forcément, avec ce qui venait de se passer, on avait besoin de partager un peu. On fait tous une sorte de bilan, ou plutôt, ce que nous aimerions voir continuer s’exprime, et quelques personnes parlent plus que d’autres, peut-être à cause de la mauvaise conscience qui agit.

Je me retrouve face à face avec une sentinelle. Oh, évidemment, elle ne s’est pas présentée comme telle. Je les imaginais toujours derrière un bureau en train de nous surveiller, mais au bout d’un moment, tout de même, (je ne suis pas née de la dernière pluie et il y a comme une expérience qui se forge dans ce milieu), je me suis dit qu’il y avait forcément un relai sur le terrain, quelqu’un qui jouait le rôle qu’on attendait, parfois sans qu’on le lui dise vraiment, un rôle qu’on accepte de remplir, pour être quelqu’un aux yeux des autres, et surtout, aux yeux d’une figure d’autorité ancestrale : celle du vieux papa. On est en partie constitué de cela. Au nom du père, etc… Donc, maintenant que je suis face à la sentinelle, j’arrive mieux à en analyser le profil. Papa gère tout à la maison. Il conduit sa petite affaire. Ça marche plutôt bien. On transforme le besoin esthétique en besoin économique, et hop !, c’est le trésor qui s’accumule. Les voitures sont de plus en plus nombreuses, puis de plus en plus belles. Y a même des motos. Bref, notre sentinelle a envie d’être comme papa, de faire comme papa. Elle exprime son choix. Papa est content. Il prend la sentinelle sous son aile. C’est à ce moment-là, qu’en fait, il l’enferme. Il l’encage. La sentinelle est en formation accélérée. Elle est tellement brillante qu’on lui donne un poste dans la boîte de papa avant même qu’elle ait ses diplômes. D’ailleurs, elle n’en aura bientôt plus besoin, des diplômes, puisque son poste ne sera jamais remis en question. La sentinelle emménage dans son propre logement. Reproduction du modèle. Belles voitures. Belles motos. Les années passent et l’encagement ressurgit. C’est un besoin réel d’autonomie intellectuelle. Et comme on ne peut pas s’insurger contre le réel papa, on transfère et on s’énerve contre le directeur. Enfin, on s’énerve. On se place de telle sorte qu’on soit toujours entendu. On n’est pas d’accord, on le dit. À tel point qu’on se sent supérieur au supérieur. On se sent diriger quelque chose. Et on voit sous nos yeux la faute grave d’un agent. On ne se pose pas la question de la souffrance de l’autre. On se pose en garant.

— Parce qu’en fait, qui est allé raconter tout cela au directeur ? (Sous-entendu : qui est à l’origine de ce conseil de discipline ?).
— C’est moi.

C’est l’aveu.

— Je trouvais ça insupportable.

Et on se raconte à nouveau l’histoire de ce pauvre homme devenu alcoolique. Je suis passée lui parler, depuis. Il a un dessin accroché dans son bureau. À une époque, il dessinait huit heures par jour. C’est vrai que j’ai conscience que je ne fais peut-être pas comme les autres. Je ne suis pas venue lui demander comment s’était passé son passage au conseil de discipline. D’abord, parce que je le savais, et puis, parce que ce n’était pas à lui de dire que nous trouvions scandaleux la situation qu’il avait vécue. Ça se ferait avec le syndicat. Dans les réunions prévues à cet effet. Le jour, où, c’est la loi, le supérieur hiérarchique n’est pas là. Ce n’est tout de même pas si fréquent, mais ça arrive, et en général, les personnes tombent de haut. Ça me rappelle l’ancien temps. La DGA avait accepté un rendez-vous mais le directeur était occupé dans le bureau d’à côté. Alors on avait tout déversé. C’était notre point de vue. On avait fini par faire admettre qu’il faudrait nous prévenir en amont si une nouvelle réduction de personnel était envisagée. On avait calculé en direct. Puisque les décisions définitives sont prises en juin. En mars, du coup, c’est pas mal. On étudie ensemble le plan, on calcule ensemble. Et depuis, les réductions d’effectifs s’étaient stabilisées jusqu’à s’estomper complètement.

La sentinelle n’a déjà plus le même regard. Il n’y a plus cette assurance, cette certitude, d’avoir agi dans le bon sens. Elle voit les autres possibilités qui, aussi, le jour où elle a décidé d’envoyer un mail, étaient présentes. Le miroir est tendu, sans jugement. J’ai juste conclu simplement : tout se serait passé différemment si nous en avions parlé en amont. Là aussi, c’est comme une conviction. La sentinelle agira autrement. Cela prendra peut-être du temps, mais le processus est enclenché.

Notre mission est bientôt terminée

Les niveaux fictionnels sont ce qui génère notre fonction créatrice. Ils sont différemment déployés selon les réseaux que nous empruntons. Nous avons conçu un nouvel espace de circulation devenu véritable base arrière de nos intimes préoccupations afin d’alimenter notre système interne. Nous supposions de cela de nombreuses conséquences avec, en ligne de mire, la fin d’un dictat qui, trop longtemps, nous avait gouvernés. Il avait pour cela suffi de former une première entité fondée sur une parfaite égalité. C’étaient comme des secteurs auxquels nous allions laisser toute liberté d’agir. Nous formulons le constat que le mouvement que nous attendions s’est tout simplement inversé. De la loi du plus fort nous sommes passés à la loi du plus nombreux. Tout ce qui a été initié depuis ne nous fait qu’espérer que nous avons pris là une bonne décision. Nous nous doutions qu’il allait y avoir quelques surprises. Des paroles qu’on n’entendait plus ont ressurgi. Des thèmes, aussi, étrangement étouffés par une vision unique de ce qu’aurait été la puissance, se sont développés. Tout cela est dû aux élections qui ont vu leur principe s’adapter. Nous avons aujourd’hui un nouveau mode de fonctionnement, parfaitement opérationnel, entièrement autonome, en grande partie virtuel, car cela, il ne faudra pas l’oublier : ce qui nous importe est l’impact de la virtualité sur la réalité et vice versa. Alors, c’est de cela dont nous devons nous réjouir : la variété des formes d’actions qui se profilent sur tous les plans est en train de gagner du terrain.

L’heure a sonné

Pour votre première journée, nous avons un exercice extrêmement formateur. Nous l’avons testé sur des souris et ça marche à tous les coups. Double lecture de notre situation. Deux lieux d’enfermement. Comme deux asiles d’aliénés. Il suffit de décrire ce que vous avez sous les yeux.

Il faisait si beau. Le soleil toute la journée. On était presque en vacances déjà. Comme un souvenir de l’été. Comme un air qui ne quitte pas la fenêtre.

D’abord, on se dit « ah bah oui, c’est pratique ». Il n’y a plus qu’à copier et coller. Tout est disponible, et sincèrement, ça ne coûte pas grand chose. Seulement quelques euros par mois. Et les mois défilent. Et on ne fait que payer bêtement, parce qu’en fait, le format ne convient pas vraiment. C’est toujours la même chose. La machine se met à décider à notre place à partir de quand on aimerait que ça s’arrête, mais au fond de nous, on n’a pas envie que ça s’arrête. On veut que ça ne fasse que durer.

On pourrait faire comme eux, un bilan tous les trois mois. C’est bien ça. On coupe les années en quatre. Comme les saisons. On pourrait commencer par ça, comme tout le monde. Bilan et perspective. Alors, d’abord, la visibilité de l’entreprise. Mouhahaha. Ils ont cru qu’ils allaient pouvoir rivaliser avec celles qui dépensent des milliers d’euros pour avoir à temps complet une armée de communicants qui ne font que balancer à longueur de journées de l’information à consommer. Ils n’avaient pas pensé qu’au bout d’une certaine période on allait mettre des filtres. En première page, quel que soit le mot-clé, c’est le sponsorisé qui se présente. Il n’est pas forcément plus intéressant qu’autre chose, mais il revient à intervalle régulier. Tous les matins, hop, une image qui s’intègre au flux de la pensée. Jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus de le voir. Jusqu’à ce qu’on clique. Ah oui, j’ai entendu parlé de ce que vous évoquez. D’ailleurs, WOW, quelle activité ! On voit que ça fuse de tous les côtés. Oui, c’est un tout petit sujet qui prend de l’ampleur juste parce qu’une équipe armée jusqu’aux dents à décider que ce serait de cela qu’on parlerait dans les médias. On vérifie encore avec le mot-clé, et on remarque. C’est comme si ce que vous étiez ne représentait rien. Allez jusqu’à la page dix. Il n’y a rien de ce que vous développez vraiment. Ce qui compte, c’est ce qui sera populaire, au sens où il y aura des millions de personnes concernées. Sinon, ça n’a aucun intérêt. Inutile d’en faire une quelconque présentation. Ah ben oui, c’était comme un journal au début. On s’était dit que quelques-uns finiraient par le consulter d’eux-mêmes, mais les autres produits gagnent. On préfère les goodies. Et puis on désire l’avoir, intimement. On le veut. On l’achète. Il suffit de cliquer. Dans quelques jours seulement, je l’aurai dans ma boîte aux lettres.

Les banderoles flottent au vent. Dessus, des jeux de mots pour attirer l’attention. Nous pensons que c’est déjà lui qui s’adressait à la foule, mais il y a comme un doute. Celui-ci a commencé différemment, en lisant l’extrait d’un livre. C’était comme un classique. Et puis, il annonce : « On ne pourra jamais considérer être presqu’au même endroit que celui-ci ». Nous sommes plus contemporains. Toi, là-bas ! Ton rôle, c’est de recopier. Toi, de faire un journal. Toi, de prendre des décisions économiques. Toi, c’est l’esthétique. Toi, ce sont les relations avec le parlement. Un bâtiment entier consacré à ce service. Il y a une plaque dans la rue. Des berlines dans la cour. Ah, ah ! Nous y sommes. Voici la continuité. On s’inquiète. On ne s’est pas couchés vraiment. On a veillé toute la nuit. C’est évident qu’ils se sont organisés pour mettre en place une cellule active 24h sur 24. On pourrait leur proposer de partager un espace de travail. On appellerait cela concertation. Super ! Voilà une merveilleuse idée. Lançons-nous dans la logomachie. Chers amis, nous allons faire une pause, car nous devons nous préparer à recevoir une délégation officielle. Ce sera peut-être aujourd’hui. Oui, oui, ils ont réussi à comprendre que nous étions en situation de crise. Il faut agir vite. Alors, voici ce que nous proposons. Toi, le ménage. Toi, tu disposes quelques livres subversifs sur la table basse. Les curieux verront défiler au moins les titres. Ils se diront « Ah mince, je n’ai pas lu celui-ci » ou « Tiens, ça a l’air intéressant ». Ils essaieront de se souvenir de ce qu’ils ont laissé, eux, sur leur table basse. Oh my God. En fait, ils s’en rendent compte. C’est le lieu de l’oubli. C’est justement ce qu’on laisse un jour. Et puis, ça fait une pile. Je n’ai pas réussi à dépasser les quinze premières pages. Ce n’est pas le sujet qui ne m’intéressait pas, c’était la place que l’auteur voulait occuper à travers ce témoignage, parce qu’au fond, il ne faut pas se leurrer. Ils écrivent, on les publie, on les diffuse, on les achète. Ils réclament de l’attention. Ils se disent : plutôt que de montrer mon vrai corps maladif sous la forme d’une image qui ferait le tour du monde dans la catégorie boring, autant le placer dans un espace aux frontières délimités où s’engouffrent des foules. Ce mouvement est devenu nécessaire. On a envie de les voir débarquer. Ils arrivent tous en même temps. Il y a même un ministre. C’est-à-dire, l’officiel. L’heure a sonné. Soyez les bienvenus dans la pensée en train de se réaliser.