Nous évoquerions les faits d’un autre monde, soi-disant, pour mieux informer.
Le journaliste, qui jouit du titre de « reporter du réel », a, pour cela, une forte crédibilité. Le poète rencontre, lui, plus de difficultés, car le public se demande à juste titre « à quoi fait-il allusion ? » ou « à qui s’adresse-t-il, exactement ? », surtout quand l’outil que l’auteur développe tente de s’approcher au plus près du réel. Alors, c’est au tour du poète de poser une question : y a-t-il une différence entre vivre la guerre et la raconter ?
La personne qui rapporte l’expérience qu’elle a vécue, — appelons-la : le témoin —, a-t-elle, en soi, une plus puissante capacité expressive que celle qui en a eu connaissance à plus de cent mètres, à plus de dix kilomètres, ou dans un autre pays ?
Concernant ce sujet, ou tous ceux qui lui ressemblent, — appelons-les : les traumatismes de l’humanité —, la victime, le jour où elle aura les moyens psychologiques et le courage de revenir au récit du crime qu’elle a subi, sera si bouleversée au moment où elle le relatera que tous les autres faits du monde nous paraîtront insignifiants.
Il nous semble cependant nécessaire de rapporter ce que nous exposons comme une vérité alors qu’une parfaite objectivité est, de fait, impossible. L’événement étranger sert alors de support pour évoquer une sensibilité propre, un bouleversement propre, des inquiétudes propres.
Un traumatisme unique.
Nous devenons l’auteur, non des faits, mais de la manière dont ils sont exprimés. Le récit que nous en faisons se lit ou s’entend, s’accepte ou se rejette. Il est fiction de notre propre expression.
On rappelle, par exemple, que des financements occultes auraient participé à la déstabilisation d’un système démocratique, loin de nous, loin de ce que nous pouvons imaginer, loin des moyens dont nous disposons. Des liens thématiques se tissent dans le récit. L’idée d’un complot réveille l’angoisse ressentie par l’auteur qui rapporte, un 12 novembre, que « le peuple doit réagir », et prévient que « ça va exploser ».
De quel 12 novembre s’agit-il ?
De quel peuple ?
De quelle explosion ?
De quel traumatisme ?
Nous lisons ou entendons dans nos récits l’émotion du corps qui s’exprime, révélant, quel que soit l’éloignement du sujet abordé, ce qui est ressenti à l’intérieur du milieu où nous nous inscrivons, notre réel, notre quotidien, notre histoire ou notre imaginaire.
Aucun retour au passé n’est possible. Nous ne reviendrons jamais à la même situation, même en laboratoire. Nous ne nous adresserons jamais aux mêmes âges, aux mêmes groupes de personnes. Nous utilisons d’anciens outils pour créer un système nouveau, même s’il ressemble à ce que nous avons déjà rencontré, car il ne fait rien d’autre que de convoquer l’existant.
Entendons donc la menace rapportée : il y aurait un autocrate se préparant à devenir dictateur, une autocratie se préparant à devenir dictature, des libertés en train d’être bafouées au profit de la formation de nouveaux privilèges. C’est une féodalisation du système. Des minorités doivent déjà payer la dîme pour ne pas être massacrées.
À qui ou à quoi faisons-nous référence ?
À ce que nous avons appris, ce que nous avons véritablement lu, ce que nous avons véritablement vu et ce que nous avons véritablement entendu, de la bouche ou de la plume de la personne qui l’a exprimé, devant nous, dans un écrit signé, à la radio ou à la télévision, car l’émotion provoquée par l’impossible à traduire se détourne lorsqu’elle ne s’attache qu’à ce qu’un autre aurait mieux su, mieux lu, mieux vu ou mieux entendu. Or, nous ne voulons plus d’émotions détournées. Nous voulons connaître, lire, voir et, surtout, entendre toutes nos émotions s’exprimer.