La maltraitance

Il y a longtemps que je n’étais pas allée à une réunion de service. Certains semblaient presque étonnés de me voir. Il n’y avait pas grand monde. Au fond, je me doutais un peu que les réunions ne concernaient plus que quelques affidés.

Alors, bien sûr, je vous passe les détails d’hygiène : il était en retard, avec, sous le bras, sa collaboratrice attitrée (c’est celle qui s’est autodésignée – Le directeur avait une technique facile, il disait : tant qu’il n’y a personne qui se présente, la place reste vacante et le travail n’est pas fait, alors, au bout de quelques mois, il y avait toujours quelqu’un qui se proposait, et elle, elle était là depuis de nombreuses années). Il nous fait changer de pièce pour avoir plus chaud. Il n’y a que lui qui avait froid.

Il rappelle quelques règles auxquelles il tient absolument. Ne vous adressez pas au DRH directement. Il fait un portrait terrible du gars en question. Ça donne pas envie de lui écrire. Il vaut mieux que tout passe par lui. Je lance tout de même une petite rumeur dans les rangs. Le DRH n’est pas dans la pyramide hiérarchique. Il n’est pas notre supérieur. Il est censé appliquer strictement la loi, et répondre à nos demandes dans la mesure de ses moyens. Les demandes sont individuelles. C’est un droit, que nous avons tous, de s’adresser à lui, et il ne faut pas s’en priver. Certains me répliquent que ça va souvent plus vite quand on passe par le directeur. Oui, quand il a envie. Sinon, ça traîne sur son bureau et vous, vous attendez. D’ailleurs, remarquez ce qu’il vient de dire : certaines requêtes auraient été tout simplement refusées. J’ai demandé à qui, et il n’a pas su répondre. Ce n’est pas parce que c’est un secret d’état, c’est parce que ce n’est pas vrai. Ce type nous balade dès qu’il ouvre la bouche. Il parle de lois très compliquées, de chartes qui circuleraient auxquelles on aurait à se soumettre, d’alinéas dans les contrats d’assurance qui permettent qu’un jour, il refuse ce qu’on lui propose, et l’autre, il nous impose une idée farfelue.

Puis, il reprend des sujets qu’on avait déjà abordés en formation. Les mails professionnels, tout ça. Mais il en rajoute une couche sur notre responsabilité. Il voudrait faire un peu pote avec nous, alors il nous donne quelques combines. Si on veut, par exemple, envoyer quand même des textos. On se dit, c’est la vie, de toute façon. Comment pourrait-on l’empêcher ? Quand on aura besoin, on fera. Mais lui, il prend ça très au sérieux, et c’est comme un effondrement. En public. Avec son petit public. Un public acquis à sa cause. Il parle plus lentement. Pour pouvoir dire quelque chose. Il parle de très loin. Ah ça, oui, ça venait de très loin. Pour finalement dire : je me suis fait attaqué en public.

Il m’est presque apparu tout à coup différent. L’image que j’avais de lui s’est transformée. Ce n’est pas comme s’il m’était devenu sympathique, mais quelque chose de ce qu’il avait créé avait permis cela, une écoute plus attentive. Au fond, on avait peut-être cette chose en commun, un traumatisme, que moi, j’avais en partie réglé, ou dont j’avais en partie pris conscience, et lui, qu’il venait là mettre en scène. C’était l’humiliation qui s’était installée à sa place. Elle avait besoin de s’exprimer. Et lui, à travers elle, nous demandait, finalement, de l’aider. Et je l’ai fait. Ce n’était pas difficile parce qu’il avait tout bien présenté. On se retrouve dans des réunions, à trois, et ils sont toujours deux contre moi. Alors, je lui ai dit : c’est très simple, il faut briser cette situation, y adjoindre une autre personne ou faire en sorte que les décisions soient prisent autrement. Nous associer, par exemple. Bien sûr que je me moquais pas mal de savoir quel genre de décisions il avait à prendre et pourquoi il s’était fait attaqué. C’était la manière de le dire. On pourrait dire ils m’ont fait ça ou ça puis il a dit ça puis le téléphone a sonné et, par chance, tout s’est arrêté. Mais ce n’est pas ce qu’on dit. On dit je me suis fait attaqué en public. Ce sont ces mots qui agissent. Ce sont eux qui témoignent. Ils m’ont interpelée. Il s’est placé à ce niveau hiérarchique parce qu’il avait senti qu’il avait besoin de contrôler une forme de pouvoir. Il va peut-être bientôt comprendre que ce n’est pas le travail qui a produit ces malaises successifs. C’est son inaptitude à accepter lui-même l’élément constitutif de son angoisse qui l’a conduit à participer aux conflits internes qu’il vient nous relater. Oui, il a participé à cette situation, l’a même peut-être désirée pour mettre à nouveau en jeu l’inréglé.

Il m’a remerciée de lui formuler cette solution. Il a cherché quelques excuses économiques qui empêcheraient peut-être de la mettre en application, mais je lui ai dit : vous trouverez toujours des personnes prêtes à aider lorsque ça en vaut la peine. Quelque chose va mieux circuler, à présent. Parce qu’il a fait malgré lui l’aveu de sa faiblesse. Et qu’il n’y avait personne en face qui avait envie de lui faire du mal.

Pour une fois.
Peut-être, une première fois.

Save as

C’est toujours un peu ça qui se passe. La coïncidence. Ces histoires qui arrivent à ce moment-là. Pour signifier. C’était peut-être s’être imaginé trop tôt dans la vie. L’envie de tout jeter. Pour recommencer. Il n’y aurait plus rien d’hier. C’est un nouveau jour. Regarder, tout simplement, comme tout s’est fait. Puisque tout va s’effacer. Tel qu’on aurait besoin de le dire. La puissance d’un événement. L’instabilité, à l’œuvre. C’est un chantier permanent. Il est strictement interdit de penser à l’avant. On ne le voit pas. Ça disparaît au fur et à mesure. Comme un jeu. Comme un exercice. Comme on l’a senti ce jour, un pas de plus vers la beauté poétique. Pour n’avoir rien tenté de mieux. Parce qu’il ne s’agit que d’aller de l’avant. Et d’ailleurs, remarquez ce qui ne convient plus. Les dates. Elles sont stériles. Elles ne disent plus rien. On s’arrêterait à l’éphéméride du quotidien, mais ce que nous voyons, ce sont les trous, les jours où il n’y a rien. Ce que nous devons en penser est très simple. Bien sûr que nous savons de quoi nous parlons, et à qui nous nous adressons. Regardons-nous dans le blanc des yeux. C’est l’aveu. Flagellation de l’esprit. Réunion d’urgence. Il y a danger. Une petite musique d’ascenseur passait dans vos oreilles, et tout à coup, alerte rouge sur l’échelle des horreurs, c’est le cauchemar en plein jour, la vie réelle.

De nouvelles mesures ont été prises. C’est un choix collectif. Ce n’est pas définitif. Il suffit de se donner de temps en temps l’occasion d’en évaluer les principes. Ils sont simples. On ne reproduit pas les erreurs du passé. On ne consomme pas l’énergie qu’on n’a pas. Stocker, c’est l’acte fondateur. Après, on agira.

Ce que vous lisez est arrivé. Il ne s’agit pas d’une bombe atomique qu’on aurait vue venir avant tout le monde, ni d’un voyage intersidéral qui, de toute façon, aura lieu. Ça commence par quelques mots. Une description. On dirait presque un clown. Avec un pantalon rouge, une belle chemise, une belle cravate, une belle veste. Il est épuisé parce qu’il est en cours de programmation. Je-Vais-Bien-Tôt-Par-Ler-Co-Mun-Nor-Di-Na-Teur. Le plus grand nombre d’informations possibles à la seconde. L’humain ne supporte pas. L’humain actuel ne supporte pas. La plupart des humains, actuellement, ne le supportent pas. Mais il y en a quelques-uns. On les a choisis. C’est la future élite. Ils sauront analyser la situation en quelques secondes. Danger. Détruire. Voici le camp de l’opposition. C’était terriblement angoissant. Les machines n’étaient pas d’accord. Un problème sur le réseau. Il y a des personnes qui tentent de détourner le système. Attention à la marche en descendant du train. PLUS FORT. On n’a pas entendu. Oui, c’est terrible. Il y a des marches. Il y a des rues à traverser. Il faudrait attendre qu’on nous autorise, mais voilà, c’est raté. Cette fois-ci, encore. Game over. Nous voulons cela. Être précis. Au point où en plus des dates, on ajoute l’heure : 20h02. Aller au bout. Après, c’est ce qu’on attendait de pire. Les voitures se réunissent dans la cour. Que des berlines noires. Ils arrivent avec les gros dossiers. Ce n’est pourtant pas compliqué. Il suffit de les identifier, puis de les isoler. Non, non, ne posez pas encore de questions. Le point presse aura lieu aux jours ouvrés. Pour le moment, c’est le service de nuit. Urgence. Balançons tout. Ils brasseront. Pendant ce temps, on corrige. C’est bourré de défauts. Les corps inexpressifs se présentent raides comme des piquets. Je-Vais-Bien-Tôt-In-Ter-Ve-Nir. Super. Il suffira de tendre le bras et d’appuyer sur un bouton. On les a vus se déployer dans ce quartier (Ils montrent une carte). Il suffira d’attendre qu’ils sortent. On les choppe à la sortie de leur immeuble. Vous ne vous rendez pas compte de l’ampleur des événements. C’est trop tard. Si nous vous réunissons ce soir, c’est pour vous dire cela. Ah, mais cessez immédiatement ! Et puis, on ne vous a pas autorisé à vous exprimer. Ils se sont peut-être dit exactement au même moment où nous avons pensé que nous allions les manipuler qu’il allait falloir contrer tout ce qui se prépare. On avait mis des armées partout, mais eux, ils ont bossé aussi. Vous pouvez essayer de tirer avec vos armes. Nous nous sommes esquivés. Déchirez ce que vous considérez comme un torchon. Il y en a mille ailleurs. Certains sont juste déposés sur des bancs pour entrer dans le cycle des hasards. Il n’y a même pas de numéro de téléphone. Au mieux, un « rejoignez-nous » et l’adresse d’un site, mais tout est virtuel. Le site est protégé par une organisation. On ne sait pas à qui il appartient. Oh ! Les services secrets ! Dites-moi que c’est une blague et que vous allez en moins de quelques minutes me sortir l’identité de la personne responsable de ce marasme. Euh… Désolé… Mais il y a quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Viré sur le champ. On n’a pas besoin de s’encombrer avec des détails. Ça se propage. On appelle ça un virus aussi. Mais Cette-Fois-Ci, Dans-Le-Sys-Tème. Voilà de quoi nous parlons. Ça ressemblait à un message lambda. On voit défiler le nombre de vues, de partages, de commentaires. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Pour le reste, on n’a aucune donnée. Viré. Réunion immédiate. Stratégie et communication. On n’a qu’à dire que ce sont les russes. Viré. C’est une société qui s’organise comme la nôtre. Ils placent des marionnettes dans la sphère publique, mais on ne sait pas qui tire les ficelles, ni qui tisse les pièges. Vir… ATTENDEZ ! Attendez seulement la fin du raisonnement. Puisqu’ils sont comme nous, ça veut dire qu’ils utilisent certainement des stratégies qui ressemblent aux nôtres. Des comptes publics, mais tout est faux. Des actions, mais tout est bidon. Voyez-vous, il y a un marqueur nécessaire. Ils ont besoin de s’identifier. Ils sont forcément plusieurs. Ce qui veut dire qu’il suffit d’un mot-clé pour se comprendre. Comprendre un rendez-vous fixé. Comprendre que l’on s’adresse à la bonne personne. Du coup, il ne faut pas se laisser intimider. Considérons cela comme un appel à négociation, et négocions. Sur leur terrain. Puisque c’est leur histoire. Once upon a time. Racontons aussi. Rendez-vous dans un parking à l’américaine. La voiture arrive en crissant des pneus. Les néons sales et à moitié décrochés clignotent aléatoirement. Il y a des flaques d’huile au sol. Ils ont un otage qu’ils tiennent en joue. On jette un gros sac de sport au sol et on le pousse avec le pied. Ils en vérifient le contenu. Ils libèrent l’otage. Tout est fini. On s’évite la course poursuite à cause des chaînes d’info en direct. L’otage parle. C’était terrible. Ils étaient des milliers. C’était comme dans un stade. Ça n’arrêtait pas de bouger. Une course effrénée. 21h04. Plus d’une heure déjà. Nous ne sommes pas assez performants. Demain, c’est la une de tous les journaux, et on n’a aucun élément tangible. On ne fait que formuler des hypothèses. On se pose les questions à soi-même avant de s’endormir en espérant que l’inconscient fera le reste. Parce qu’en fait, c’est très simple. Voici la révélation. On se demande comment on va pouvoir remplacer celui que tout le monde vénère, mais il n’y a pas encore de lois concernant une éventuelle succession. Il n’y a pas de lois du tout. Tout était là, comme ça, déjà organisé. On arrive dans une machine et tout est en fonctionnement. Il n’y a pas de mode « arrêt d’urgence ». C’est la continuité perpétuelle. C’est comme Dieu alors qu’on pensait qu’il n’existait pas. Il est révélé en direct. Ni début ni fin. Ne cherchez pas plus loin. C’est une distraction de l’esprit. On mobilise des moyens, mais on n’est tout de même pas stupides. Il faudra payer. Il faudra faire ce que le banquier faisait. Bien sûr, cher ami, voici un crédit pour la vie. Et pendant ce temps-là, le banquier s’enrichit. Mais nous l’avons intégrée, l’inversion de la norme. Le Patron, c’est nous. Le Banquier, c’est nous. C’est très simple. Taux d’usurier appliqué à nous-mêmes. Problème économique définitivement réglé. Mais vous n’êtes plus assurés ! Who cares. Nous prenons la mesure du danger. Parce que le risque vaut la peine. Sans module complémentaire. À l’expérience. Au ressenti. C’est ainsi que cela se présente. Nous sommes les meilleurs spécialistes, les experts les mieux formés. C’était difficile, mais nous ne le regrettons pas. Comptez tout ce qui a été dépensé. Vous ne trouverez aucun équivalent. Et ne vous demandez pas qui tient le mégaphone ou qui hurle dans la cour. C’est trop tard. Les décisions sont prises. Ce n’est qu’un représentant. Lui aussi prend une responsabilité, mais l’identité fondamentale est ailleurs. Elle vous échappera toujours. Enfermez-le et il en surgira dix parfaitement identiques. Ce sont les clones de la pensée. Ils s’installent devant les caméras pour faire le buzz. Ils écrivent partout sur la terre. Ah ben oui, tout est archivé. C’est même la première chose à laquelle on a pensé. C’est peut-être moins sexy que vos références obligatoires, mais à partir du moment où nous avons mis en action notre théorie, il ne pouvait y avoir de généré que ce que nous avions projeté. Dématérialiser d’un côté. Rematérialiser de l’autre. Les liens se sont établis. Arrêtez-les ! Personne ne comprend ce qu’ils sont en train de dire. Sauf qu’à présent, c’est vous qui allez suivre nos ordres. C’est bon. On a assez donné. Il aurait fallu constamment singer. Il aurait fallu faire comme on avait toujours fait. Il y avait des circuits à respecter. Une hiérarchie permanente, omniprésente. Et toujours les mêmes questions banales. Mais enfin, il faudrait presqu’écrire une théorie pour justifier pourquoi on met une virgule ici et un point là. Ça va bientôt s’arrêter. On a fixé une limite.

Parce que c’est l’heure du bilan. On sait très bien ce qui s’est passé. Il y a un conflit intérieur et il s’exprime avec empressement. Au début, il hésite, il semble ne pas vouloir s’inscrire dans le récit, puis, il n’arrive plus à se retenir. Et c’était ça qu’il aurait fallu apercevoir au lieu de venir nous raconter vos salades. Le compte à rebours est enclenché. Save as.

Une étape importante est en cours d’achèvement

La conviction est allée jusqu’au bout. C’est un nouveau début. On fait comme si on était parti de rien, ou comme si on n’avait plus rien.

C’est arrivé sans que cela s’annonce autrement que par la langueur installée tout autour. La déconnexion désirée est maintenant effective. Tout est bien là, au moment le plus juste.

Les objets continuent d’indiquer les pistes à suivre. Voici un appareil, par exemple, qui ne fonctionne plus, et tous les appareils en arrêt depuis de nombreuses années ressurgissent. Ils font foule, eux aussi. Ils ramènent à l’histoire. Ils offrent une autre dimension à la notion de rupture, tentée à plusieurs reprises, dès le plus jeune âge. Inutile de faire un effort de mémoire. Il suffit de les savoir là, parmi les éléments actifs. De puiser ce que cela génère d’émotions réelles. De ce qui était supposé disparu. Abandonné. De ce qui, de fait, ne l’a jamais vraiment été. C’est un regard qui se pose. Un regard chargé de l’expérience traversée. Une écoute nourrie de tant de paroles circulant dans le corps.

Alors, c’est l’invention, seule, qui trouve une solution. Un univers parallèle. Un lieu où tout ne fera qu’aller de mieux en mieux, puisque l’échec n’est plus possible, que cette notion a été assimilée au profit d’une autre. Tentative. Essai. Ça n’aurait pas réussi, selon ce qui avait été fixé comme objectif, mais ce qui a précédé, les efforts, les prises de décision, ont agi là où il était possible que cela agisse, tout simplement, recadrant parfois, remobilisant d’autres fois. Un sommet de montagne était attendu. C’est la mer qui se présente. Et l’adaptation est plus aisée dans ce nouvel élément. La force est alors de se dire qu’au sommet de la montagne ne se serait trouvée qu’une forme de souffrance, à trop vouloir lutter. Aussi, ne même pas se demander quand il aurait fallu bifurquer. Il fallait cette tentative. Il fallait cette direction. Il fallait s’imaginer qu’il serait possible d’inclure un grand nombre de connaissances dans une sphère rapprochée. Il fallait reconstituer les visages de celles et ceux à qui les messages s’adressaient. Il fallait, au fond, se produire dans l’inconçu.

Tant qu’il n’y aura personne pour intercepter ce processus-là, nous continuerons à nous laisser bercer par une mélodie propre, dont nous avons entendu les premières notes, peut-être, en nous voyant sillonner sur des routes sans mystère. Nous ne faisions que colmater les erreurs que d’autres avaient laissées s’enraciner. À la fondation de tout ce que vous avez produit, il a manqué une notion primordiale. Rien ne pourrait se faire, en soi, sans prendre en compte l’ensemble de données bien plus complexes que ce que vous avez envisagé.

Tout d’abord, il est inutile de vouloir tout faire entrer dans des cases. L’humain n’y sera jamais bien. Il a besoin de circuler, de choisir, de faire presque comme bon lui semble, surtout s’il doit en payer une partie. Tout cela n’aura pas tant de conséquences sur tout ce qui agit en permanence. Nous laisserons. Nous avons appris cela. Nous n’y retournerons plus. C’est fini. La mémoire s’inscrit d’une autre manière et de l’avoir saisi nous rend confiants pour l’avenir, car demain, nous savons que cela se reproduira. Ce sera d’abord le calme, le lent éveil de l’esprit. Ce qui doit se faire se manifestera et nous tenterons de le réaliser, dans la mesure de nos moyens, soutenus par une pulsation accompagnant notre effort et signifiant seule qu’un mouvement créatif est en cours. Nous n’allons plus nous évertuer à forcer la porte de l’interlocuteur qui ne répond pas. Nous sommes suffisamment nombreux, désormais, pour bâtir notre idéologie, sans infidèles, sans inféodés, sans inférieurs. Les écrans que nous déployons nous conviennent. Nous sommes en direct avec nous-mêmes.

Ce qui nous passionne dans cet état de fait, c’est qu’une seule partie de la sphère médiatique suppose que ce qui ne leur vient pas sur un plateau n’existe pas réellement. Ça n’aurait ni consistance, ni envergure. L’autre partie, forcément dans l’ombre, produisant du moins lu, moins acheté, moins connu, n’a pas ce mépris de ne pas considérer l’existence d’autres modes d’expression conditionnant d’autres modes de diffusion. C’est pourtant là, aussi, sur cette face cachée, ou plutôt masquée, que pourrait se lire en direct le travail en cours de réalisation de l’humanité agissante. Bien sûr, nous ne le contestons pas. Il y a des affaires à suivre, des courses poursuites à entreprendre. Il suffit de longer les ministères pour s’en rendre compte. Une circulation contrôlée. Portail ouvert sur le pouvoir. Les grandes cours avec les berlines noires garées en épie. N’essayez même pas de toquer à la porte d’entrée pour saluer votre ministre parce que vous passiez dans le quartier, vous finiriez jetés à la poubelle avec les ordures non recyclables. Eux se disent que c’est là que tout se passe, et nous l’admettons, il s’y noue des intrigues importantes, mais ils ne considèrent pas que deux rues plus loin s’organise une autre société qui, elle aussi, sait maintenir son pouvoir. Cette société-là n’a que faire des titres et des uniformes. Elle n’est que circulation incontrôlée. S’y jouent tous les brouillons de la vie et s’y travaillent tout ce qui sera répété sous toutes les formes avant d’être présenté au public.

C’est bien cela que nous ressentons, à la fatigue de nos mains, aux douleurs dans la poitrine d’avoir trop tiré sur la corde, aux machines à laver qui tournent jusqu’à minuit, aux vaisselles laissées en suspens, le labeur d’un travail qui tout entier se mêle sur une seule et même page où nous testons autant les ruptures que les liens, l’ampleur, l’efficacité, ne cherchant pas à nous adresser à des foules silencieuses mais à un réseau d’acteurs à qui l’on doit de partager la même vision d’un peuple échappant aux emprises qui subsistent.

Le mépris a fait naître un mouvement.
Plus rien ne l’arrêtera.

Aux portes de la dictature

Au début de sa carrière, il travaillait avec des ados dans les centres sociaux. On lui avait dit, tu verras, c’est sympa, et puis, il s’était vite rendu compte que c’était bien plus difficile que ce qu’il avait imaginé. Il avait été bien incapable de formuler les enjeux qui se mettaient à l’œuvre, mais il avait senti qu’il y a avait là quelque chose d’essentiel à ne pas rater. C’était physique. Une lutte à entreprendre. L’ultime combat avant que les ados ne soient jetés dans la délinquance par brouettées de quinze. Il n’y était pas si mal arrivé. À les retenir de plonger. C’était un appel permanent. On le craignait, mais on le désirait aussi. Se sauver et se détruire. Comme des synonymes. Aucune différence.

Il était allé sur leur terrain, et il avait eu envie d’essayer, comme tenté par l’expérience de s’abîmer un peu, lui aussi, mais pas trop, peut-être juste dégrader, un mur, une pièce, une seule partie, comme on scarifie l’un de ses membres mais sans le montrer vraiment. Ça fait mal, mais personne ne le sait, à part une toute petite communauté avec laquelle on partage un peu, au moins les moments où l’on apprend à s’effondrer sans larmes. De les avoir rejoints, pas si loin de ce qu’ils prospectaient, il avait réussi à leur formuler ce qu’ils n’arrivaient pas à concevoir, la limite à ne pas dépasser pour ne pas se mettre soi-même en danger. Il avait réussi. Il avait sauvé des générations entières.

Sauf que peu à peu, son travail avait pris de la valeur, administrativement parlant. Il fallait désormais un diplôme estampillé X35-276-HBSC. Il n’avait eu tout à coup plus aucun droit de mettre à profit son expérience. On l’avait mis à sortir les poubelles, à relever le courrier, à donner les clés. Et tous les jours, il prenait le métro depuis l’appartement où sa mère était morte sous ses yeux, en se disant qu’il n’avait plus rien à faire, qu’il n’aurait plus rien à créer, alors il s’était mis à boire, d’abord après le travail, pour s’endormir plus vite, puis avant le travail pour oublier un peu, puis pendant le travail, comme ça, parce que ça ne se verrait pas, pensait-il. Seulement, ça se voyait. Ça se sentait, aussi. Et un jour, il n’avait pas contrôlé son comportement. C’était la faute grave à ne pas faire, en direct. Les sentinelles l’ont immédiatement relevée. Nous tenons à vous signaler. Et c’est l’engrenage de la honte. L’accusation. Pointé du doigt.

Mais voici en partie ce qu’on ne pourra jamais lire de ce regard lorsque l’agent avoue sa faute pour qu’un autre prenne position sur sa peine. Encore un mot qui a amalgamé plusieurs origines. Comme par hasard, douleur, sanction, salaire, quand il est question de se séparer à jamais, quand on ne prend pas en compte tous les éléments, quand elle devient une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, et si elle est prononcée par notre administration, un crime de la société sur l’individu. Un regard, dans le vide, désormais, alors qu’il avait tant fait pour aider des personnes en souffrance, se demandant pourquoi au moment où lui-même en avait maintenant besoin, aucun ne viendrait le sauver.

On aurait pu prendre le temps d’essayer, par un autre programme que ce qui conduit au conseil de discipline. Faire renaître la parole, par exemple, pour entendre ce qui dysfonctionnait dans le service depuis de nombreuses années, mais on l’a empêché. Le Directeur était là. C’était une surprise de le voir débarquer. Et devant lui, il n’y avait plus que la soumission qui s’exprimait. Résultat : exclusion. Pas longtemps. Pour le symbole, presque. Mais exclusion quand-même. Rien n’a été réglé, encore moins ce qui s’est construit sous nos yeux : une souffrance au travail, en constante évolution.

Ce n’était pas normal que le Directeur soit là. En fait, la constitution de ce genre de conseil est laissée à l’appréciation de quelques responsables. Ce n’est pas véritablement dans la loi, à part un représentant de ceci, un représentant de cela. C’est un tribunal avant l’heure, offert par l’argent public. Si on n’y trouve pas de sanction raisonnable, on ira un peu plus loin, mais ce sont alors des avocats, qu’il faudrait mobiliser, déplacer, et surtout, payer. Autant faire ça entre nous. Le résultat est le même. Le suspect est condamné. Il va purger sa peine, et basta.

C’est au niveau des sentinelles qu’il faut agir, car depuis qu’elles ont les moyens de s’exprimer, nous arrivons toujours très légèrement trop tard.

Premier avertissement

Voici encore que nous a été servi le discours des causes et des conséquences accusant celles et ceux que l’on voit partout sur les couvertures de magazines d’être les responsables, par les lois qu’ils promulguent, des restrictions budgétaires auxquelles on nous demande de nous soumettre. Tout cela serait aisé à admettre si nous ne nous étions pas intéressés à quelques chiffres que nous avons savamment trouvés rangés sur des lignes discrètes qu’on avait mystérieusement oublié de transcrire sur le powerpoint d’un séminaire de rentrée. Il est vrai qu’on serait proche du vertige en essayant de saisir comment de quelques centaines de milliards, nous arriverions aux quelques centaines d’euros qui concernent notre droit à prétendre évoluer tout au long d’une carrière et non, comme cela se produit actuellement, à voir chaque année notre pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil. Par contre, lorsque nous y regardons de plus près, et que nous dépassons le stade de sidération face aux milliards qu’on ne saurait compter, que nous mesurons sur une échelle de quelques centaines d’agents coûtant, de fait, de moins en moins d’argent étant donné que leur salaire est gelé depuis de nombreuses années, nous apprécions mieux les bénéfices ainsi réalisés sur notre dos, adoubés par les peurs qu’on a déposées en nous grâce à des camemberts tout rouges et des pourcentages grandiloquents. Car les dirigeants de notre belle Entreprise semblent avoir su bien faire, alors que nous quittions le terrain pour nous insurger contre une puissance qui nous dépasse, pour qu’aucune contestation ne soit exprimée là où, pourtant, le seul pouvoir en action, le seul pouvoir réel, institue un autoritarisme qu’on serait bien désolé de découvrir s’il nous était dévoilé, mais qui, grâce aux petits tours de passepasse médiatiques, reste totalement inaperçu et se développe à l’abri des regards indiscrets.

D’abord, ils font en sorte que nous ne soyons plus de la partie « perspectives » en plaçant les célèbres coordinateurs aux postes-clés. Ensuite, ces mêmes coordinateurs bien formés créent à l’intérieur de leur service une ambiance telle qu’on préfère aller à la salle de sport le dimanche plutôt que de réfléchir aux moyens dont nous disposons pour contrer ces dérives. Enfin, et nous le voyons clairement se développer, le harcèlement se déchaîne quand un agent semble se détacher un peu trop d’une ligne de conduite préalablement fixée.

Nous n’avons plus qu’à mettre le bon dossier sur le bon bureau, car certaines lois, contrairement à ce que l’on dit parfois, ne sont pas si mal faites. Elles établissent des droits auxquels on ne pourrait déroger, c’est-à-dire, en étant hors la loi, qu’à petits coups de stratégies faciles à placer devant un agent déjà terrifié.

– Il se prend pour la DRH ?

Lui, c’est un Directeur du quatrième étage. Un poste politique. S’il n’est pas d’accord avec le Président, il tombe. Alors, il est d’accord, politiquement, mais il est aussi chargé de ne rien laisser aller jusqu’au tribunal, car des manières internes, personne, dans la sphère publique, ne doit en entendre parler. Plusieurs dizaines de carrières en dépendent. Aussi apprécie-t-il que les procédures soient respectées, et là, il n’apprécie pas, parce qu’il a scrupuleusement feuilleté chaque page du dossier jusqu’à un mail, grave erreur, qu’aucun chef de service du rez-de-chaussée n’aurait dû envoyer, s’octroyant un droit qu’il n’a pas d’émettre un avis sur la situation globale de l’Entreprise.

– En quoi ça le regarde ?

C’est bien notre question. Et c’est bien pour cela que nous sommes devant vous. Vous savez, ce n’est pas facile de vous atteindre, et il y a plusieurs signes qui ne trompent pas lorsqu’on arrive ici. L’une de vos assistantes nous accueille en bas, nous accompagne, nous demande dans quel service nous travaillons, rappelez-moi votre nom, finit par nous faire cracher que nous allons au local syndical, et l’autre jour, à peine quelques minutes après que tout le monde se fut installé, le Directeur a débarqué, s’est étonné qu’il ne soit pas informé, et s’est mis à fusiller du regard les agents présents qui, eux, se sont mis à suer à larges gouttes. Celles et ceux qui avaient eu le courage de venir ont commencé à douter, puis à regretter. Ils sont allés s’expliquer depuis. Je venais juste me renseigner, mais tout cela ne m’intéresse pas vraiment. Le Directeur était rassuré de pouvoir en remettre une couche sur l’état de terreur de l’agent à moitié pardonné. Oui, méfiez-vous. À force de trop vouloir entrer en conflit, vous risquez la fermeture du service.

Depuis, je suis sur écoute, mais j’accepte la situation, car au fond, c’est bien moi qui ai tenté d’informer mes collègues de leurs droits et qui les ai appelés à se réunir. Il est vrai que nous en étions à « il faudrait que ce système s’arrête » lorsque le Directeur a débarqué. C’est donc aussi pour cela que je ne vous ai rien relaté par écrit, et que j’ai demandé à vous parler directement. Il faut que cela s’arrête. Votre méthode est trop visible. Vos sentinelles, pas assez discrètes. Alors, je vous demande de bien vouloir considérer le dossier que je vous dépose aujourd’hui si vous ne voulez pas voir votre bureau en fleurir comme poussent les mauvaises herbes, c’est-à-dire, à une vitesse que vous ne pourriez contrôler.

– Bien sûr. Comptez sur moi.

L’agent-demandeur a quitté le bureau à 14H38. Le Directeur en est sorti quelques minutes après avec un dossier à la main et s’est dirigé, comme la procédure l’exige, vers le rez-de-chaussée. RAS.

Pamphlet idéologique servant d’anarcho-thérapie à d’impuissants citoyens passant leur détresse dans l’alcool et les substances interdites

Un riche se justifiant d’avoir triché a avoué qu’il lui fallait 6000 EUR par mois pour fonctionner avec trois enfants.

A-t-on réellement mesurer l’impact que pouvait avoir sur les consciences une telle indécence ?

Heureusement, dans sa rue, s’est organisée une petite rébellion, et on a vu défiler des pancartes et brûler des voitures. Le riche n’a plus de pouvoir, mais il n’en est pas moins riche.

Bien sûr, on nous dirait : Qu’avez-vous contre les riches ? Grâce à eux tout fonctionne, tout progresse, tout s’embellit !

Oui, oui, nous avons bien compris, mais ce ne sont pas les riches qui nous perturbent. Ce sont les pauvres. Il y en a trop. Et il y a trop de ces catégories sociales qui, peu à peu, se fragilisent, car, on le dit vite, mais on aime le répéter : une partie non négligeable se précarise. D’années en années, elle a moins de moyens. D’années en années, moins de stabilité dans le travail. D’années en années, elle se dit, ah ben oui, mais j’peux pas, et s’enferme chez elle à se goinfrer de mayonnaise en regardant des pubs de dentifrice.

Nous ne verserons pas dans la facilité en disant comme on l’entend dans les maisons de retraite que c’était mieux avant et que tout se dégrade.

En 1990, 1926 milliards d’êtres humains vivaient avec moins de un euro par jour. En 2015, ils sont 836 millions. L’extrême pauvreté est passée sous le seuil de 10% de la population globale. Ce que ça veut en partie dire, c’est qu’il y a encore du chemin à faire, mais qu’il ne faut pas le faire en disant que c’est de pire en pire. Parce que l’humanité s’améliore même si, c’est difficile, bien sûr, d’en voir se battre sur nos écrans, d’en voir tendre la main dans nos rues.

Nous notons simplement que pendant que les plus riches ne cessent de s’enrichir, une part non négligeable de notre chaînon social a tendance à se fragiliser et à ne pas s’en rendre compte. À ceux-là, nous dirions : méfiez-vous. Vous êtes la catégorie sociale qui, justement, laisserait des trésors s’évaporer parce que vous vous laissez malmener. Globalement, c’est à nous de réagir pour que les progrès soient plus rapides. C’est à nous d’agir pour stabiliser le socle social, parce qu’au fond, nous rédigerions une histoire de notre Société dans les années 1930, nous utiliserions les mêmes mots, à part que depuis, le pouvoir s’est un peu mieux déguisé, et qu’il n’avance qu’à coups de petites marionnettes bien placées pour manipuler les foules. Mais ne nous y trompons pas. Aucune véritable nouvelle de ce qu’il y a d’humain dans tout cela ne nous parvient vraiment, à force d’avoir été le sujet des expressions du pouvoir. Et plutôt que de ressasser le passé en expliquant par quelques métaphores ce qui est arrivé hier, autant écrire plutôt ce qui se passera, comment nous allons organiser un nouveau putsch à l’intérieur du système qui, même s’il s’est largement amélioré lorsque, tous ensemble, nous avons pris la décision de déstabiliser tous les petits chefetons qui n’avaient qu’un plaisir dans la vie : gueuler comme des putois, il nous semble que les libertés acquises ne suffisent pas pour, justement, suffisamment détourner nos vies du réel et que nous devons encore améliorer deux trois petits articles dans l’immense règlement de nos vies intérieures.

Alors oui, admettons-le. Nous avons encore à nous former, et nous y participerons. Jogging à 6 am, tour du parc et du lac (si la forme le permet), douche, petit déjeuner énergétique, premier cours à 9 am précises, lesson one : comment ne plus jamais rien dire de stupide à l’aide de trois philosophes, une romancière et deux poètes. Exercices de langage. Traduction des anciens en six langues. Débat houleux à propos d’une religion de l’art. Nous n’aurons rien à finir vraiment. Juste à nous saisir de thèmes à développer, de pensées à continuer.

Il est vrai que tout cela peut paraître un peu disciplinaire, mais nous devons constater qu’à part utiliser les mêmes tics de langage pour dire au monde qu’on surferait sur l’immense malaise politique et social, sur la vague d’inquiétude qui agite la population, sur le revenu de base, sur les fonds de méconnaissance des citoyens et des faits historiques, tout en pratiquant l’art de l’occultation, du déni, voire de la falsification, il n’y a rien de réellement subtil qui en ressort. Franchement, tout cela nous tombe des mains.

Il n’y a qu’à voir le nouveau format du WEB, avec cette manière à présent toujours vu à la télé du micro-format, de vidéos entrecoupées, heurtées, de textes mal lus et mal commentés, ce qui fait la une des journaux où on invente chaque saison une forme de chronique avec un présentateur faussement intéressé qui a, posée devant lui quelques minutes avant de prendre l’antenne, une liste de sujets qu’il interroge pour remplir une plage horaire, ne s’intéressant plus qu’au buzz qu’il provoquera, et jamais au contenu. Ce format doit être détourné pour devenir une véritable bombe posée à l’intérieur-même des consciences collectives, car la comédie à laquelle nous avons assisté dans un des châteaux sauvegardés par l’histoire des fausses révolutions, accueillant un Seigneur et sa suite, était brillante et romantique, mais cela ne nous satisfait pas pleinement. Il nous manquait un élément essentiel : l’occasion de s’asseoir sur un banc de pierre au milieu des roses pour lire un poème en dansant dans la brume.

Oui, l’esprit a besoin de s’égarer. Il a besoin d’imaginer. Il aime inventer et créer. Juste admirer la beauté qu’il produit. Inutile de tout nous flécher, de nous dire quand il faut traverser, à quel portique il faut passer, où il faut faire ses besoins. Nous sommes au courant du danger, nous savons nous diriger, et côté besoins, comment dire, ça ne vous regarde pas.

Craignez le mouvement qui se prépare, car cela vous aura échappé, mais beaucoup d’entre nous sont désormais suffisamment émancipés pour être plus exigeants quant à la qualité de vie à laquelle ils aspirent. Nous savons que c’est difficile d’aller jusqu’au bout d’un texte. Nous savons que nous y plaçons quelques ronces pour éviter qu’un curieux mal intentionné n’y vienne mettre son grain de sel. Nous savons, aussi, qu’il s’agit essentiellement de mettre le principal objet à la fin, quand la plupart de celles et ceux qui auront effleuré seront déjà sur les pages « les plus incroyables accidents d’avions », croyant qu’il n’y aurait là qu’un pamphlet idéologique servant d’anarcho-thérapie à d’impuissants citoyens passant leur détresse dans l’alcool et les substances interdites.

Ce qui nous semble essentiel est de maintenant révéler nos pratiques tout à fait légales concernant une mise en fonction de la liberté d’expression avec, au centre, l’accusation bien fondée de dérives autoritaires auxquelles chacun d’entre nous s’est déjà confronté.

Ne plus cesser d’agir que dans la clandestinité

On est toujours un peu impressionné quand on doit se rendre au siège la Direction pour faire part de son petit cas personnel. Déjà, ce ton qui vous dit « oui, oui, passez telle date à telle heure sinon on reporte à dans six mois », ne prenant pas en compte que vous pourriez avoir d’autres projets dans la vie que de venir vous frapper la tête contre les remparts du pouvoir. Alors, on arrive, on vous fouille comme à l’aéroport, on vous pose dans un canapé, on prévient votre interlocuteur et on vous fait attendre devant des petites caméras qui balaient la salle de gauche à droite. C’est important, de vous faire attendre. « On viendra vous chercher », sauf qu’on prétend qu’on aurait oublié, on finit par rappeler, on vous demande de monter sans plus d’informations, vous vous retrouvez dans un long couloir à devoir demander à la première personne qui passe avec des dossiers plein les bras, on vous dira « deuxième bureau à gauche », mais avant cela, c’est l’attente, on reste face aux ascenseurs, et on voit l’organisation de la structure à laquelle on est venu se confronter.

Premier étage : Sous-direction de la communication et des prospectus.
Deuxième étage : Direction du personnel et autres joyeuseries (y compris les salles de réunion).
Troisième étage : Directions diverses et variées, semble-t-il bien plus importantes.
Quatrième étage : Vertige de ne plus même comprendre à quoi servent ces intitulés.
Cinquième étage : Président (marque de fabrique d’un ancien régime).

Sur une télé défilent en continu les informations qu’on balance au public comme preuve d’une activité permanente du vivant : disparition de la petite unetelle, les services de police aux aguets, merveilleuse réussite des plans adoptés toute l’année, quatre photos d’élus sur le terrain avec leur sourire d’été, et tout s’enchaîne aléatoirement. L’esprit ne peut plus analyser. Au bout de quelques minutes, seule l’angoisse règne. Parce qu’on n’a pas le temps de compter, ni même de trier, et il y a bien plus de titres effrayants que de titres rassurants. Tout semble nous échapper. On croît qu’on ne pourra jamais rien faire. C’est l’inaccessibilité révélée. On se demande déjà pourquoi on est venu.

Car c’est cela qui se formule ensuite en pensées. Comment dire en quelques phrases pourquoi on dérange quelqu’un du deuxième étage alors qu’on aurait pu tout aussi bien envoyer un mail à son chef de secteur ? Rappelez-nous, en quelques mots, l’objet de ce rendez-vous ?

Ben, c’est sûr que, déjà, je ne m’attendais pas à ce qu’on soit plus de deux dans la pièce. C’est déroutant. Elle avait l’air de ne rien faire, la « sentinelle » postée juste derrière, de sorte que je ne la voyais ni agir ni réagir, comme dans un bureau d’interrogatoires, mais pourquoi serait-elle restée inactive le temps d’un entretien privé dont la proximité ne pouvait rien autoriser d’autre que d’y joindre un silence pesant et déstabilisant ? J’ai pris l’option de considérer qu’elle n’était pas là, mais comment faire quand un regard ne cesse d’ausculter votre dos pour voir à quel moment il s’effondre ? J’ai posé ma question, et ce fut un bombardement de justifications bien faites sorties de la bouche d’un être humain comme les pop-ups surgissent d’une page WEB. Blablabla, problèmes budgétaires, tout ça n’a rien à voir avec vous, l’État se désengage, blablabla, réductions dans les services, partout pareil, blablabla, ah non, sauf trois, pour qui s’est marqué « investissement remarquable ». Tiens. Et qu’auraient-elles donc pu faire de plus que moi, ces trois-là, qui n’apparaîtrait que mentionné sur une feuille faite pour distribuer ce qui ressemble de plus en plus à des récompenses pour services bien rendus ? Parce que je les connais, ces personnes. Je vois quel genre de postes elles occupent. Des coordinatrices dont on se demande toujours pourquoi elles se sentent supérieures. Il n’y aurait donc pas de problèmes budgétaires pour tout le monde. Je ne sais même pas pourquoi je m’en étonne. Pauvre idiote que je suis de toujours croire que seule la qualité du travail pour lequel on a été engagé paie.

Je fais comme m’ont dit les camarades du syndicat. Je rappelle seulement les faits. Rien à voir avec moi ? Et pourquoi mon supérieur s’est-il à ce point énervé pour une broutille ? Pourquoi j’ai vu défiler des collègues qui, tous, sont venus me dire à quel point ils trouvaient déplacé le positionnement que j’avais adopté ces derniers mois, comme pour juste me signifier qu’une petite garde rapprochée n’allait pas me lâcher, et qu’ils allaient tous, ensemble, et de façon bien coordonnée, mettre en place une phase de mise en boucle des sujets de sorte qu’ils deviennent opérationnels, c’est-à-dire, harcelants ? Je pointe l’anormalité de la situation, le manque de transparence, la non justification que cela génère, et je demande si l’étape suivante est d’aller à l’étage supérieur. Tout à coup, le deuxième étage se met à trembler. J’entends la sentinelle s’affairer sur son ordinateur pour ouvrir un dossier « incident ». Toute demande particulière m’enverrait directement au quatrième étage, subitement trop proche du cinquième. La Directrice m’invite cordialement à prendre un petit café, et dans le couloir, elle murmure fièvreusement :

– Ce que vous proposez est certainement la meilleure solution, mais n’en parlez pas ici, je vous en conjure. Pas dans mon bureau. Je vous laisse analyser la lettre du personnel à la rubrique des mutations, et établir les liens avec quelques-uns de vos collègues qui, comme vous, sont venus pointer quelques problèmes de dysfonctionnement. Vous comprendrez peut-être un peu mieux.

Sa voix avait changé. Elle n’était plus qu’une source d’expressions qu’on aurait empêchées dans tous ces lieux où, partout, on se sentait surveillé. Je connaissais bien la rubrique des mutations. J’y avais vu défiler mon nom à deux reprises. On tentait d’abord à l’intérieur du secteur, et si la situation devenait intenable, on expatriait. « Souhaitons une bonne continuation à notre agent qui tente l’aventure dans une autre structure ». On ne savait rien à ce sujet et je ne voyais plus défiler devant moi que des accès aux sous-sols du bâtiment, des -1, des -2, pour lesquels il fallait un badge, une clé, ou un code. Je me rendais compte subitement que rien n’était renseigné sur le panneau du rez-de-chaussée de ce qui s’y passait vraiment alors qu’il aurait suffi d’y mettre cuisines ou livraisons pour que personne ne s’interroge. Partout, il fallait insérer ce genre de petit détail pour provoquer peu à peu une inquiétude croissante. On aurait tout aussi peur de grimper que de plonger. C’était là, à cet étage, que se jouait le courage d’y faire face. « Sans sucre, s’il vous plaît ». Et devant la machine expulsant ces liquides nauséabonds, on se forçait à parler à haute voix, des vacances, des enfants, de tout sauf des sujets qui nous préoccupaient vraiment.

Le retour au bureau fut cordial. La voix de mon interlocutrice avait repris son ton inexpressif de robot formaté. La sentinelle envoyait déjà son rapport. Les agents ont quitté l’espace de consultation durant sept minutes. Ils se sont à nouveau installés pour conclure la conversation. La Directrice a bien donné le numéro du standard où tous les appels sont filtrés et n’aboutissent qu’à « votre interlocuteur est en réunion ». RAS d’autre de plus significatif si ce n’est que l’agent-demandeur sera sous notre surveillance le temps d’évaluer ses moyens d’action.

La Directrice m’a raccompagnée jusqu’aux ascenseurs.
Son regard était presque compatissant.
Elle a fini par un drôle de salut, me tendant une main fraternelle :

– Bon courage.

Je sais désormais ce qu’il me reste à faire.

Et tout le monde sera sur le pont, arme au poing

Qu’est-ce qu’on aime les journées de formation offerte par le contribuable.

Du café chaud, des powerpoints, des directeurs de service assistés de leurs coordinateurs, la bonne humeur à tous les étages pour présenter les nouveautés.

– Vos mails professionnels seront archivés et pourront être consultés à tout moment.
– Ben, euh !
– C’est pour votre bien, votre protection. De toute façon, vous n’avez rien à cacher à votre hiérarchie, et puis, tout de même, il y a un protocole. Ne pensez pas qu’on vienne fouiller dans les boîtes mails de mille cinq cents agents pour le plaisir de le faire !
– Mouhahaha !
– Et puis, désormais, il vous est formellement interdit d’utiliser tout autre moyen de communication pour de quelconques interactions avec le public extérieur.
– Mais, euh ! Comment on va faire !
– Vous n’aurez qu’à envoyer des mails. C’est comme ça, c’est l’avenir. On communique par mail. D’ailleurs, vous passerez tous en rangs bien formés. Ce n’était pas indiqué dans l’ordre du jour, mais nous allons configurer vos smartphones. Vous verrez, on s’y fait vite. Zing-zing (ou sur vibreur si vous préférez) quand vous recevez un message. Vous répondez. C’est aussi rapide qu’un texto. Ah oui, et pour la signature, format obligatoire : nom du service, logo, copie conforme à la hiérarchie.
– À vos ordres ! (voix de robots).

Bien sûr, on ne vous dira jamais qu’on attend de vous une disponibilité permanente. Les vieux syndiqués auraient déjà appelé à la grève reconductible. Non, non, c’est plus subtil que ça. Une question de société. Ça se fait tout seul. On a d’abord tous le même format d’adresse mail. Et puisqu’il n’y a pas assez d’argent pour acheter des smartphones pour tout le monde, vous utiliserez le vôtre. C’est plus pratique. On sait faire. On choisit le modèle qu’on aime. C’est parfois compris dans le forfait. On peut même fusionner les agendas. On ne se refuse pas quelques selfies, et on connecte tous nos réseaux sociaux.

En quelques semaines, c’est nous qui nous mettrons en disponibilité permanente. Parce que, c’est vrai, on trouvera ça bien pratique. Et on ne saura plus, bientôt, s’il est passé 22h ou si c’est dimanche quand on consulte ses mails. Au cas où, et pourquoi pas maintenant puisque je n’ai rien à faire. On intègre le réflexe au quotidien. On travaille cet état de veille permanente. Zing-zing (ou sur vibreur si vous préférez), et tout le monde sera sur le pont, arme au poing.

Parce que c’était subtil, ça aussi, en introduction de la formation. Apprenez à vous protéger les oreilles. Une bombe, ça tue, ça blesse, mais il y a des traumatisés dont on parle peu, ce sont ceux qui subissent un accident acoustique. L’acouphène toute la vie. Et ça va si vite, qu’on n’a pas le temps de porter les mains à ses oreilles.

L’armée disponible. La bombe possible.
Un avenir se prépare qui n’est pas celui d’une paix universelle.
Et c’est nous qui payons cette dérive-là.

Le projet du patron

Nous rencontrons dans la vie des personnes qui viennent nous transmettre un message.

Elles ne sont pas si nombreuses que cela, mais elles savent trouver le moment idéal, discret, pour nous rappeler qu’il est important de respecter le règlement qu’ils ont eux-mêmes fixé.

Appelons-les : les présidents.
Il en reste quelques-uns.

Il faudrait par exemple accepter de faire le boulot qu’on nous impose de faire sans avoir à discuter des conditions, — oui, osons le mot —, financières. Ah, mais, vous rigolez ! Il n’y a pas de possibilités d’obtenir le moindre centime supplémentaire. Alors, c’est simple : réduisons notre activité. Mais, vous rigolez ! Ce sont les salariés qui le réclament. Alors, c’est qu’on ne leur a pas bien expliqué quelle était la mission qu’ils étaient censés remplir en tant que fonctionnaires, par exemple, à savoir, au hasard, soigner dans un hôpital, nourrir dans une cantine, réduire les dépenses dans les trous à budgets du type cocktails, conseils municipaux dans les châteaux, enseigner dans les écoles, et non, pourquoi pas, faire psy, éduc, flic, responsable des plateformes WEB, jardinier, laveur de carreaux, et tout ce que n’a pas envie de faire un directeur.

En voilà un, d’ailleurs, qui vient de piquer sa colère.

Ouiiiii, vous n’avez pas fait ça. Et moi qui pensais que ce PrÔjET vous intéressait ! Mouhahaha. Et quel projet ! Celui du directeur ! Sorti d’on ne sait quelle pochette surprise, fruit de toutes sortes de formations des chefs, — on dit même « managers », maintenant, comme si le concept de détruire la démocratie ne pouvait être qu’anglo-saxon —, où l’on pond des méthodes de gestion du personnel avec, surtout, ne laissez jamais la démocratie décider, en mode lesson one, et faites valider ça par un comité de pilotage pour lequel nous vous donnerons notre fameuse liste de membres sélectionnés sur le volet. Vroum-vroum, le projet. Talactatoum, un peu en retard, parce que c’est la fête des chefs en ce moment et qu’il est difficile d’obtenir la fameuse signature des élus. Et que nous dit-on ? Qu’il n’y aurait pas de demande particulière venue du sommet de la hiérarchie. Ah oui ? Et mettre un avis défavorable à un agent compétent ? Vous l’avez trouvé tout seul ou on vous a demandé de le faire ?

Pas de réponse.

Ce que vient nous dire ce directeur lorsqu’il nous siffle à la manière d’un laquais du dix-neuvième siècle est finalement très simple : on s’en fout des lois, parce que, ici, on fonctionne à la règle. Vous vous souvenez ? La loi et la norme. Il faut ajouter la règle. C’est important. OK dans l’entreprise d’à côté, mais, ici, ça fonctionne autrement. C’est moi qui décide. C’est la règle. Intérieure. Imposée. Inespérée. (Pour les apprentis dictateurs). Chez moi, les salariés font ça, ça et ça, et ça fonctionne très bien. Pourquoi ne feriez-vous pas pareil ?

— Parce qu’il n’y a pas de réunions durant lesquelles nous aurions décidé qui fait quoi. Et moi, si c’est en dehors de mon contrat (soigner, nourrir, enseigner, jardiner, etc.), je ne le fais que si j’ai le temps, si je suis motivé, si la « mission » est en accord avec mes valeurs et si, accessoirement, — on est tous un peu cupide lorsqu’il s’agit de se loger —, je suis mieux payé (voire, autant que vous). Après, vous pourrez toujours tenter de me l’imposer, mais faites-le par écrit, s’il vous plaît, et ne vous étonnez pas si le lendemain vous recevez un arrêt de travail, signé d’un sigle et d’une orientation politique qui rime avec « ne vous inquiétez pas ». Car, si, dans une équipe, vous ne fédérez pas un élan démocratique, non seulement la personne nommée n’aura aucune légitimité, mais en plus, elle ne sera pas forcément la plus compétente. Et ça, c’est votre responsabilité, en tant que chef de service.
— Ouiiiii, mais si tout le monde vote, ce seront toujours les mêmes qui se présenteront et qui influenceront les collègues par des campagnes d’opinion (sous-entendu : les syndiqués).
— Et bien, oui. Pourquoi pas ? S’ils ont l’expérience, les compétences, la bonne fonction (représentant) et l’envie. La boîte tournerait mieux, et on arrêtera d’enchaîner les erreurs, à commencer par celle qui consiste à confondre les personnes responsables du marasme duquel nous essayons de nous sortir. Car, si vous reproduisez le système qu’on vous impose autoritairement, même inconsciemment, vous êtes ce qu’on appelait jadis, avant les managers, un collaborateur.

Alors, un mot : VOTEZ.
Les représentants.
Les budgets.
Les PrÔjETs.
Les missions.
Les fonctions.
Les salaires.

Et si vous ne pouvez pas le faire dans votre service, exigez que soit mis en place un moyen qui vous le permette.

Peu importe le temps que ça prendra.
Vous aurez déjà désiré un autre mode de fonctionnement.

Pause lecture.