Il ne suffit pas de dire que tout n’a pas existé

Les enfants intoxiqués par le stress. Ça arrive. Des dommages psychologiques sans doute irréversibles. Ils sont en guerre, ou comme en guerre.

En conflit.

Oh. Ils n’en sont pas à l’origine. Tout viendrait des parents. Des adultes. Qui traversent l’inimaginable.

Et les enfants. Jusqu’à refaire pipi au lit. Chagrins, douleurs, peines, tristesse. Ne se sentent plus en sécurité. À l’école. Ni quand ils jouent dehors. On ne les aide plus. Les adultes se sentent impuissants. Alors, c’est l’escalade de la violence. À la maison. La frustration s’abat sur le plus proche. Et le plus faible. Celle ou celui sur qui on a encore un droit. De vie ou de mort. Il n’y a plus de repères. Ils n’ont plus nulle personne vers qui se tourner. Tout pourrait conduire au pire. Au suicide, parfois. Ça existe. Dans la réalité. À l’âge de douze ans. Déjà au paradis. Douze ans. Dans l’un des espaces, donc, où peut mener le stress toxique. La peur et l’anxiété. Permanentes. L’enfance s’arrêtant d’imaginer. Traumatisée pour toute la vie. Normalité détruite. Blessures.

Nous aimerions que tout cela s’arrête. Que tout ce qui a existé dans ce domaine n’ait jamais existé. Que les décisions qui ont conduit à ces dommages humains n’aient pas été prises. Mais ce n’est pas possible. Même en l’écrivant.

Il ne suffit pas de dire que tout n’a pas existé.

Comme ces journées. Ces conversations. Ces situations. Intolérables. Tout est là. Persistant. Les conséquences de nos gestes. De nos paroles. D’une partie de nos actes. Avec lesquelles nous devons continuer de composer. Pour la vie. Nous aussi, traumatisés. Quand nous ne pouvons rien faire d’autre. Qu’en dire. Une partie. Tronquée. Ponctuée. Des silences du doute. Face à nos responsabilités. Devant tous ces enfants, courant, criant, survoltant nos attentes. Les imaginant comme ils seraient. Au centre d’un conflit. Supposant qu’ils tomberaient. Si fragiles.

Alors. Avec les moyens dont nous disposons. Ceux qu’on nous donne. Ceux que nous créons. Nous rappelant qu’ils sont essentiels. Les moyens. Les enfants. Parce que nous les voyons aussi. Lorsqu’ils ont ressenti. La faiblesse. Les blessures. Peut-être par empathie. Nous les voyons soigner. De leurs mots. De leurs joies. De leur attention.

Et de leur unique personnalité.
Développée.

Nos écrans de fumée

Nous en voyons arriver quelques-uns sur le pas de nos portes. Même là où nous leur avons prévu quelques places, ils ne peuvent plus entrer. Alors, ils errent dans nos rues, se cachent, ne font plus que croire en l’inespéré.

Nous remontons des filières. Nous identifions des zones-frontières. La majeure partie d’entre eux se perd dans les flots et forêts de la nature. Puis, c’est la panique. Des centaines de milliers, en mouvement. Dans des zones où la vie n’est plus envisageable. Pour des raisons que nous ne pourrons jamais comprendre. Parce qu’ils sont loin. Parce qu’ils sont morts.

Notre esprit managérial prend à nouveau le dessus.

Nous créons des organismes gouvernementaux pour mieux gérer les flux, c’est-à-dire, les neutraliser, préférant former des services de sécurité pour empêcher les êtres de sortir des territoires que nous avons tracés plutôt que d’apporter un soutien à leur déplacement.

Partout où des organismes de ce type tentent de réguler la migration incessante de l’humanité se sédentarisent, presque au même moment, — l’histoire le raconte, l’actualité le confirme —, des confrontations, de la misère, l’imposition de nouveaux pouvoirs législatifs et, de fait, de nouvelles guerres civiles.

Nous finançons des dictatures.
Nous les enracinons.

Ce que nous savons des êtres qui le subissent.
Si peu.

Qu’ils disparaissent.
De nos écrans de fumée.

Mettons-nous dans la tête du patron

J’ai une centaine d’agents à évaluer chaque année.
Sur deux sites.

Le principe est très noble.
C’est comme un échange.

On demande aux personnes de s’engager pour une tâche, plus ou moins ingrate, de se soumettre à la hiérarchie et d’observer scrupuleusement un “devoir de réserve”. En échange, ils sont tous égaux. Ils ont tous les mêmes droits. Ils peuvent se présenter aux mêmes concours, aux mêmes postes. Tout est équitable.

Enfin presque.

Ils ont le droit aussi à un entretien individuel, chaque année, durant lequel ils font, avec moi, un bilan de l’année écoulée, et ils écrivent, avec moi aussi, des objectifs pour l’année à venir.

Après, je leur mets une note.
Une centaine.
Cette année, je leur donne vingt minutes pour convaincre.
Ils sont prévenus.

De toute façon, avec les formulaires d’évaluation, il suffit de cocher rapidement, un peu banal partout, pas trop sévère, avec de temps en temps des “bravos” pour qu’ils se sentent valorisés dans leur travail.

C’est ce qu’on apprend pendant les formations.
En gros, sauf s’il y a un très gros problème (de compétence, essentiellement), on doit banaliser, que ça ne fasse pas trop de bruit, que ça ne remonte pas trop haut. Parce qu’après, c’est signé par l’autorité. Elle en a des milliers à signer, l’autorité, alors elle n’a pas le temps de lire. Elle survole. Elle fait confiance à ses chefs de service.

Alors je coche, puis j’écris quelque chose d’encourageant, j’invente des qualités, des points à améliorer, selon si la personne que je vais recevoir est pénible ou non. Parce qu’ils sont pénibles, parfois. Ils en profitent tous pour y aller avec leurs petits problèmes, les clés, les horaires, celui-ci, celui-là, et puis, vous comprenez, avec deux enfants, une voiture en bas âge, des dettes à rembourser, ils veulent tous une prime, une augmentation, un avancement d’échelon, alors tout à coup, bien qu’on se dise à peine bonjour, ou qu’on s’engueule pendant les réunions, je deviens très intéressant, tout le monde est d’accord avec moi, trouve mes idées passionnantes, mes objectifs pertinents.

Après, ils doivent signer.

C’est le moment le plus délicat.
Ils sont censés signer après avoir relu.
Mais ils ne le font pas tous. De relire.
Et puis, s’ils veulent, ils peuvent remplir la case “vœux de l’agent”, mais s’ils ne la voient pas (elle est toute petite exprès), ils ne remplissent rien.

Avant qu’un agent entre. Je relis le formulaire de l’année passée, et j’improvise.

Celui-là, il faut faire gaffe. Il est du genre syndiqué.
À toujours écrire sur un cahier quand on parle.
Qu’est-ce qu’il avait formulé comme vœux l’année dernière ?
Aïe aïe aïe. Aucun n’a été satisfait.
Bon, la jouer fine. Grand sourire. Parler de tout de rien. Monopoliser le temps de parole. Parler un peu des autres. Essayer de le coincer sur des failles d’organisation. C’est tous des feignants. Je travaille cinq fois plus qu’eux tous réunis. Y a forcément quelque chose qu’il a rendu en retard.

— Et vos horaires, pourquoi je ne les ai pas ?
— Parce que la secrétaire ne vous les a pas transmis.
— Elle a aussi votre liste d’apprentis ?
— Oui.
— Et pourquoi je n’ai pas vos dates de manifestations ?
— Parce que vous n’avez pas regardé le courrier que vous avez reçu le 15 vous confirmant les dates de manifestations et que moi, en revanche, j’ai consulté le 17. Sinon, nous serions deux à ne pas le savoir. Et c’est la semaine prochaine.
— Mouhahaha !

C’est parti.
Il me sort la liste des dysfonctionnements.
Bien classés.
Les plus importants au début au cas où je lui couperais la parole.
Ce qu’il avait proposé de faire et qui n’a pas été fait.
Je note, je toussote.
Il en a plein son cahier.
Il me parle de tout ce qu’il faudrait développer. D’une évolution sur plusieurs années. Qu’il est prêt à accepter les réformes si on ne les applique pas brutalement.
Pas de clés, pas d’enfants, pas de voiture en bas âge.
Je lui rappelle qu’il faut me prévenir personnellement s’il rencontre des problèmes avec les secrétaires qui passent une année de tests avant réorganisation du service.
Il n’a pas de problème avec les secrétaires.

Je l’invite à signer.
Il relit tout, page par page.
Me tend le formulaire.

Il n’a pas rempli la case “vœux de l’agent”.
Ce n’est pas du genre à oublier ce genre de détail.
Il ne l’a pas remplie.

Et quand il sort, je vois qu’on y a passé plus d’une heure.
Tout ça pour ne rien vouloir.
Ne pas rappeler ce qu’il voulait.

C’est quoi, le message ?

Le su, le lu, le vu et l’entendu

Nous évoquerions les faits d’un autre monde, soi-disant, pour mieux informer.

Le journaliste, qui jouit du titre de « reporter du réel », a, pour cela, une forte crédibilité. Le poète rencontre, lui, plus de difficultés, car le public se demande à juste titre « à quoi fait-il allusion ? » ou « à qui s’adresse-t-il, exactement ? », surtout quand l’outil que l’auteur développe tente de s’approcher au plus près du réel. Alors, c’est au tour du poète de poser une question : y a-t-il une différence entre vivre la guerre et la raconter ?

La personne qui rapporte l’expérience qu’elle a vécue, — appelons-la : le témoin —, a-t-elle, en soi, une plus puissante capacité expressive que celle qui en a eu connaissance à plus de cent mètres, à plus de dix kilomètres, ou dans un autre pays ?

Concernant ce sujet, ou tous ceux qui lui ressemblent, — appelons-les : les traumatismes de l’humanité —, la victime, le jour où elle aura les moyens psychologiques et le courage de revenir au récit du crime qu’elle a subi, sera si bouleversée au moment où elle le relatera que tous les autres faits du monde nous paraîtront insignifiants.

Il nous semble cependant nécessaire de rapporter ce que nous exposons comme une vérité alors qu’une parfaite objectivité est, de fait, impossible. L’événement étranger sert alors de support pour évoquer une sensibilité propre, un bouleversement propre, des inquiétudes propres.

Un traumatisme unique.

Nous devenons l’auteur, non des faits, mais de la manière dont ils sont exprimés. Le récit que nous en faisons se lit ou s’entend, s’accepte ou se rejette. Il est fiction de notre propre expression.

On rappelle, par exemple, que des financements occultes auraient participé à la déstabilisation d’un système démocratique, loin de nous, loin de ce que nous pouvons imaginer, loin des moyens dont nous disposons. Des liens thématiques se tissent dans le récit. L’idée d’un complot réveille l’angoisse ressentie par l’auteur qui rapporte, un 12 novembre, que « le peuple doit réagir », et prévient que « ça va exploser ».

De quel 12 novembre s’agit-il ?
De quel peuple ?
De quelle explosion ?
De quel traumatisme ?

Nous lisons ou entendons dans nos récits l’émotion du corps qui s’exprime, révélant, quel que soit l’éloignement du sujet abordé, ce qui est ressenti à l’intérieur du milieu où nous nous inscrivons, notre réel, notre quotidien, notre histoire ou notre imaginaire.

Aucun retour au passé n’est possible. Nous ne reviendrons jamais à la même situation, même en laboratoire. Nous ne nous adresserons jamais aux mêmes âges, aux mêmes groupes de personnes. Nous utilisons d’anciens outils pour créer un système nouveau, même s’il ressemble à ce que nous avons déjà rencontré, car il ne fait rien d’autre que de convoquer l’existant.

Entendons donc la menace rapportée : il y aurait un autocrate se préparant à devenir dictateur, une autocratie se préparant à devenir dictature, des libertés en train d’être bafouées au profit de la formation de nouveaux privilèges. C’est une féodalisation du système. Des minorités doivent déjà payer la dîme pour ne pas être massacrées.

À qui ou à quoi faisons-nous référence ?

À ce que nous avons appris, ce que nous avons véritablement lu, ce que nous avons véritablement vu et ce que nous avons véritablement entendu, de la bouche ou de la plume de la personne qui l’a exprimé, devant nous, dans un écrit signé, à la radio ou à la télévision, car l’émotion provoquée par l’impossible à traduire se détourne lorsqu’elle ne s’attache qu’à ce qu’un autre aurait mieux su, mieux lu, mieux vu ou mieux entendu. Or, nous ne voulons plus d’émotions détournées. Nous voulons connaître, lire, voir et, surtout, entendre toutes nos émotions s’exprimer.

L’opinion ne fait rien d’autre que se former

Les mots que nous lisons, nous les transformons pour les adopter, les assimiler. Ils font alors sens dans notre esprit. Reformulés, réintégrés à d’autres flux, criés, oubliés, ils traduisent notre état de conscience d’une globalité éphémère et incomplète.

Ainsi, quand nous apprenons l’arrêt d’un processus de solidarité consistant à verser aux plus pauvres institutions publiques l’argent des plus riches, on ne se demande plus qui a bien pu faire pression au sommet des hauteurs, car on s’imagine assez mal le pauvre, dans un bureau, réclamant que cette disposition prenne fin à coup d’humbles “oh, non, je vous en prie, je n’en ferai rien”.

La multiplication des anathèmes et des invectives, nous dit-on, constitue encore un obstacle pour admettre, sans peur de tout perdre, d’équilibrer l’économie d’un système, mais les économistes ne sont pas contents que l’argent public ne serve pas QUE l’économie, alors, c’est une pluie de bilans se suivant et se ressemblant tous, catastrophiques et alarmants, la célèbre crise du budget, le problème de tous, géré par quelques-uns.

Nous pourrions lutter contre cet horizon sans fin de la précarité. 36% de la population déclarent avoir des difficultés pour payer “certains” actes médicaux. 64% des nouveaux pauvres avouent qu’ils ne peuvent plus y faire face. On peine à trouver un toit dans la société la plus riche du monde. On entre dans une ère d’inégalité sidérale, spirale générale de déclassement et on oublie savamment d’étudier ce que provoque la régulation des frais sociaux, l’impact d’une mesure sur la population quand elle se traduit juste par un remerciement ou par la légitime prolongation d’une vie.

Des milliers de tués en moins de six mois.
C’est une purge. Un carnage.

Alors, nous transformons la majorité sociale en majorité politique en disant la vérité, crûment.
Nous ne pensons pas que l’opinion aurait peur de l’autre, qu’elle aurait peur d’aider.

Car l’opinion ne fait rien d’autre, selon nous, que se former.

Mouhahaha !

On se souviendra longtemps de la grande réunion de service qui s’est tenue la semaine dernière au siège de l’une des toutes dernières dictatures du système, encore en exercice.

Tout le monde était heureux de se retrouver après une longue trêve estivale. La direction offrait le café et chacun devait se charger d’apporter quelque chose à manger, alors chacun y est allé de son petit paquet de chouquettes, de son petit paquet de croissants, de son petit paquet de pains au chocolat, en prévoyant, à la louche, sa propre consommation et celle d’au moins dix collègues. Et donc, dix, multipliés par autant de dix qu’il n’y a de collègues dans une vie, on aurait pu ouvrir une boulangerie avec les fruits de la générosité du personnel alors que la direction, elle, n’a fait que couler une cafetière que personne n’a touchée parce que, le café, c’est comme le bon vin, ça n’a pas le même goût dans des verres en plastique, qu’on se brûle avant de boire une boisson qui se refroidira en quelques minutes et que, c’est bien connu, on a pris le café le moins cher par souci de faire faire des économies au service public, autant dire une substance non comestible.

– Mouhahaha !

Bilan et perspectives : tout va bien.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des travaux dans le centre de formation. Tout devait être livré avant la fin de l’été, mais, hihihi… (Pardon, j’en ris d’avance)… enfin, vous savez, nous sommes aussi sur un site classé et donc, au milieu du terrain, il y a un arbre… classé.
— Pffffff… Non ?
— Hihihi… et bien si… ils n’y avaient pas pensé, et l’architecte n’y avait pas pensé non plus, mais il a fait une deuxième proposition qui est passée comme une lettre à la poste, mais, hihihi, pardon, Mouhahaha !, (Les larmes me coulent), il n’avait pas pensé qu’un arbre, ça avait des racines !
— MOUHAHAHA !
— L’architecte, il est viré !
— MOUHAHAHA !
— Et les travaux sont reportés d’au moins quatre ans parce qu’il faut tout recommencer, les appels d’offre et tout et tout.
— MOUHAHAHA !
— Alors, vous imaginez bien que les parents ne sont pas contents que le centre de formation soit un chantier permanent.
— Oh ben, et comment !
— Du coup, ils n’inscrivent plus leurs enfants et on ferme déjà une première classe qui, forcément, entraînera la fermeture d’une autre classe, puis d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, tout ça pendant au moins cinq ou six ans.
— MOUHAHAHA !

Les rires s’échangent dans toute l’assemblée. On se dit “ça alors, il a un don pour raconter”. On s’essuie le coin des lèvres en avalant la dernière bouchée de son propre croissant.

— Autre nouvelle importante : avec les événements récents, le conseil de sécurité a décidé qu’on entrerait dans notre bâtiment avec un badge nominatif.
— MOUHAHAHA ! C’est pire qu’une pointeuse.
— Oh, on sait comment ça marche ici et on connaît bien le vieil adage : “Vous arrivez comme des artistes et vous partez comme des fonctionnaires”.
— MOUHAHAHA !
— De toute façon, c’est une mesure décrétée au niveau le plus haut. Nous n’avons pas le choix. Vous n’avez pas le choix. Et c’est pour votre sécurité.
— Et sur les autres sites, comment ça se passe ?
— Sur les autres sites, il n’y aura pas de badge.
— On aura le droit de se faire trucider. MOUHAHAHA !
— Vous savez, la décision, elle, est prise au plus haut, oui, mais en bas, chacun fait ce qu’il veut de son application. Là-bas, c’est comme ci. Ici, c’est comme ça. Et puis… Pffffff… (Pardon, mais mieux vaut en rire)… Si quelqu’un veut entrer, c’est pas une porte à badge qui l’arrêtera. Vous avez vu l’état des fenêtres ?
— MOUHAHAHA !

On rit du terrorisme comme de l’architecte viré, comme des classes fermées, comme de l’absence de perspectives à long terme, comme du paradoxe des justifications apportées. Au fond, on raconte à ceux qui ne faisaient pas attention. Un brouhaha s’installe. On s’échange aussi les photos de vacances.

— Et sinon, je vous ai préparé une proposition pour la composition du nouveau conseil des sages, tous nommés.
— Comment fonctionnera-t-il ?
— On ne sait pas.
— À quelle cadence se réunira-t-il ?
— On ne sait pas.
— Et le “pôle administratif”, c’est nouveau ?
— Ah, justement, à ce propos. En vrac : On ne veut plus, là-haut, permettre le cumul d’emploi pour compléter un temps non complet. Toutes les candidatures ont été refusées et… Pffffff… (Je ne devrais pas vous le dire)… je crois qu’on est face à quelques bras cassés et que ça devient compliqué de gérer la singularité de chacun. Donc, attendez-vous à une vague de “c’est pareil pour tout le monde”.
— MOUHAHAHA ! Quelle bande de bras cassés !
— Et aussi, autant vous prévenir : Les personnes en congé maternité ne seront plus remplacées. Il faudra se débrouiller sans.
— MOUHAHAHA ! On n’aura qu’à rappeler l’architecte !
— (Ça marche) Je vous conseille donc de bien faire attention le soir de noël, et si l’été s’est bien passé de votre côté, merci d’avance pour les collègues : faites-vous avorter !
— MOUHAHAHA !

La direction est tout sourire. On se tape dans le dos. On se raconte les vacances en testant la chouquette du voisin. Certains quittent l’assemblée, désabusés.

La menace virtuelle

Ce qui fait chaque jour la une de l’actualité n’est pas sans rappeler les innombrables chapitres qui s’écrivent dans l’invisibilité du lien social.

Des guerres se perpétuent, des catastrophes s’enchaînent, des crises s’inventent, des coups de projecteur s’offrent, presque sans raison apparente, à la banalité d’une vie ou d’une opinion singulière, la violence d’un discours, l’arrogance, sans pitié, le constat permanent d’une insultante inégalité. On place à la tête des institutions des hommes de main poursuivis pour détournements de fonds. Les opposants politiques : au placard. On ferme peu à peu les lieux où les citoyens peuvent débattre. On coupe les vivres à la création. Il y aura bientôt un droit autoritaire de dicter la conscience.

L’aspect abstrait d’une pensée collective n’empêche pas l’existence réelle, concrète, d’une pensée individuelle qui, elle, est riche d’être activée dans un seul et même corps, se sentant à la fois être unique, délimité par le début et la fin d’une seule vie, composante d’un flux permanent, en constante évolution, et participer à la constitution d’un tout social, que l’on voudrait solidaire et pacifique.

Il y aurait une menace, déjà incarnée ailleurs, des exemples aboutis d’un système globalement perverti, tellement éloignée dans l’espace ou dans le temps, qu’elle ne servirait d’exemple à ne pas suivre que pour figer l’opinion sur une seule voie possible, l’empêcher de s’exprimer, alertant que tout pourrait s’effondrer sous un mode “on vous aura prévenus” avant l’heure, alors que la menace qui nous intéresse est une menace virtuelle. C’est celle qui se construit dans le silence. Ce serait croire qu’il ne se passe rien quand rien n’est officiellement communiqué, mais nous connaissons les outils de ceux qui organisent la riposte, à l’abri des regards indiscrets. Nous sommes en pleine campagne électorale. Nous sommes en plein débat d’idées. Analysons ce qui s’est fait, ce qui s’est produit, et supposons ce qui se projette.

Juge au-dessus du juge. Entièreté et entité. Devoir et liberté.
À part à attiser la haine des uns contre les autres, à alimenter un climat de guerre civile, à quoi pourrait bien servir la critique de l’extrême droite dans un journal d’extrême gauche et vice versa ?

Il s’agira de ne plus se tromper de public.

Notre sujet, c’est ce qui se passe en ce moment, ici, parmi nous.
Notre sujet, c’est notre société.

Une victime

Ce matin, elle est arrivée à une heure où personne ne l’attendait plus. Avec son caddie.
Elle avait estimé qu’elle était partie suffisamment tard la veille pour s’autoriser à faire son marché avant de venir travailler.

– Et à midi, je repasserai chez moi, parce qu’il y a quelques produits que j’aimerais mettre au frais.
– Soit, mais personne ne vous a demandé de partir à 22h hier soir, et la réunion, elle était ce matin à 10h. Nous voulions faire une point sur les présences et faire un premier calcul des taux d’assiduité. Vous n’étiez pas là.
– Les présences ? Et comment voulez-vous que je vous fasse un point sur les présences pour 10h du matin ? D’abord, je dois rassembler tous les cahiers de présences et les classer par ordre alphabétique. Je fais un premier tri en mettant de côté ceux qui n’ont pas été remplis du tout, puis ceux qui n’ont été remplis que partiellement, puis ceux pour lesquels je détecte à l’œil nu (vous comprenez, c’est ça, l’expérience) qu’il y a quelque chose de pas clair, puis ceux qui sont parfaitement remplis. Ensuite, j’allume l’ordinateur, car, vous le savez, depuis la réforme, nous devons entrer toutes ces données dans le logiciel, apprenti par apprenti, module de formation par module de formation, sinon, toutes les statistiques que nous sortons sont faussées et vous ne pouvez vous rendre compte ni de l’état ni de l’évolution de quoi que ce soit. Depuis quelque temps, j’ai mis en place un nouveau système, en prenant soin de bien consulter l’ensemble des responsables de formation. Le résultat de cette enquête interne a même provoqué une controverse entre ceux qui voulaient que je continue à laisser leur cahier de présences dans leur casier la veille de chaque jour où ils viennent travailler, disant qu’ils n’auraient plus de raison, sinon, de monter au deuxième étage et de croiser fortuitement leurs collègues, et ceux qui voulaient que j’adopte un nouveau procédé en laissant leur cahier de présences dans une caisse, à l’accueil, classés par ordre alphabétique, appréciant qu’en échange, ils n’avaient plus qu’à jeter le cahier dans une corbeille “retour” en partant. Les partisans du tout à l’accueil ont remporté la victoire. Cela m’ajoute deux étages à gravir avec un carton plein de cahiers de présences. Comme je vous le disais, je dois ensuite les classer par ordre alphabétique et…
– Je comprends que ces histoires de réforme perturbent votre travail quotidien, mais rappelez-vous votre fiche de poste, et, surtout, votre obligation de présence dans notre établissement. Vous devez être là à 8h30 le matin. Vous avez une pause d’une heure pour déjeuner et vous partez le soir à 18h, sauf le vendredi où vous pouvez partir à 17h. Vous avez ensuite à votre disposition un moyen de récupérer des heures en les ajoutant à vos congés officiels comme la convention collective le signifie dûment. Quand il est nécessaire, pour des raisons de service, que vous restiez en dehors de ces horaires établis lors de votre prise de poste, vous recevez une note au moins un mois en amont de la date concernée et vous avez le droit à trois refus sur dix années consécutives de carrière. En dehors de ces obligations, vous n’êtes pas tenue de faire des heures supplémentaires et vous avez le droit, quelle que soit la somme de travail qu’il reste à accomplir, de rentrer chez vous (ou d’aller ailleurs, d’ailleurs, cela ne me regarde pas) et donc, de quitter l’établissement.

Le droit.
Qui définit donc une zone de non-droit.
Parce qu’elle est restée pour essayer de comprendre, de classer, de remplir, de répondre.
Le directeur n’a pas de zone de non-droit, lui.
Il a le droit tout le temps.
De partir plus tôt, de ne pas venir trois jours de suite, de ne pas répondre.
Il trouve stupides ces questions de cahiers de présences.
Il aimerait une pointeuse.
Pour les responsables de formation, c’est facile. Ils prennent leur clé dans un tableau électronique géré par un ordinateur, mais pour les secrétaires, il doit se soumettre à l’exercice épuisant de la surveillance aléatoire en entrant dans les bureaux sans prévenir. Le matin, ça va encore, mais quand il en a marre, quand il doit rentrer, il ne voit pas que tout le monde se démène pour faire tourner la boutique, que des Martine, il y en a des centaines, victimes de leur dévouement, qui, à la fin de leur triste carrière, ne sont plus qu’aigreur et mal-être.

La mairie enverra des roses à leur famille le jour où elles seront enterrées.

Nourrir la graine du changement

Depuis quelques mois, le Manager faisait comprendre à la collégialité qu’il rencontrait quelques problèmes relationnels avec l’administrateur du parti. En août, ce n’était pas encore très grave. Il fallait juste être vigilant, laisser un peu de temps pour évaluer l’efficacité de cette collaboration, mais il allait falloir sans doute remettre en question cette manière de travailler. En décembre, tout semblait encore rouler parce que l’administrateur faisait à peu près le travail qu’on lui demandait de faire, quand soudain, du jour au lendemain, “C’est arrivé hier”, comme on dit, “je n’ai pas pu vous prévenir plus tôt”, le ton est soi-disant monté et la situation est devenue insupportable. Plus rien n’était alors possible. Les adhérents se retrouvèrent au pied du mur. Il fallait maintenant trouver un remplaçant.

Comme l’administrateur avait été proposé et choisi par le Manager, les adhérents, convaincus que leur éthique ne pouvait apporter que des solutions saines et pérennes, décidèrent d’être les seuls acteurs du processus de recrutement : réunions, rédaction collective du profil de poste, réception collective et épluchage collectif des candidatures, réunions, mise en place des entretiens, comptes-rendus, appels, réunions, discussions, tout ça, bénévolement. Le premier hic se fit alors sentir. Le Manager venait de croiser une personne incrÔÂyÂble, “c’est arrivé hier”, qui, justement, avait depuis quelque temps envie de s’investir pour le parti. Ce n’était pas une de ces personnes à qui on demandait un CV. L’heureux élu fut précipitamment invité à rencontrer les adhérents. On bouleversa pour cela tout le programme initialement prévu, ce qui agaça quelque peu les radicaux du mouvement qui se retranchèrent derrière l’idée que, par souci d’équité, cette personne, aussi incrÔÂyÂble soit-elle, devait passer toutes les étapes du recrutement, envoyer un CV et attendre qu’une décision collective soit prise.

Les entretiens ont bel et bien eu lieu. Comme prévu, les profils sont fort différents. Il y a ceux qui ont fait les études pour, ceux qui ont l’expérience de, ceux qui veulent, ceux qui peuvent, et donc trois finalistes ont été collectivement choisis : deux femmes et l’heureux élu. Le Manager a même fait mine d’avoir été très intéressé de rencontrer toutes ces personnes. Il est allé jusqu’à écrire lui-même des rapports circonstanciés pour que chacun puisse former sa propre opinion, et chacun, donc, s’est formé sa propre opinion en classant les trois derniers candidats en séries de 1-2-3, 3-2-1, 1-3-2, 2-3-1. L’heureux élu, plein de bonnes intentions, n’entrant pas aisément dans les cases du profil attendu, est loin d’avoir fait l’unanimité et d’être arrivé premier.

Qu’à cela ne tienne, on se réunira, à nouveau, pour débattre. Et le matin-même de la dernière discussion, le Manager fera part de son choix :
1. L’heureux élu
2. Une femme charmante mais bien trop jeune
3. La personne qui remportait déjà le plus grand nombre de suffrages
L’assemblée sera prévenue.

“C’est arrivé hier”. Habemus consensus.
L’heureux élu est élu.

Plantons à nouveau la graine du changement et nourrissons l’éveil d’un nouvel idéal de société, car il y a là une dérive possible vers un système plus néfaste encore que l’ancienne dictature.

Il n’y a plus d’expression démocratique possible

Un directeur a été muté dans un autre établissement de l’agglomération. Il a assuré, en partie, une forme d’interim, jusqu’à ce qu’un nouveau directeur, déjà directeur quelque part, soit nommé à la tête des deux établissements.

Le choix de nos élus a donc été, ici, de faire l’économie d’un poste de directeur.

grille

Ces mesures sont souvent arbitrairement justifiées par des raisons de type économiques, alors que notre mission relève du développement éducatif et culturel, et elles reflètent malheureusement une tendance nationale consistant à ne plus entretenir notre cadre d’emploi qui, à terme, disparaîtra. Un grand nombre d’agents sont, partout en France, en situation de précarité, car la fonction publique n’organise plus de concours d’accès depuis bientôt dix ans, laissant ainsi des postes à moitié pourvus sans possibilité de progression de carrière. C’est déjà, selon nous, une économie de fait, et non négligeable.

L’abandon d’un projet de développement par notre ministère de tutelle place les agents titulaires dans une situation bancale, car tout ce qui les régissait, censé garantir l’accès à un service de qualité, a disparu. De plus, les équipes, noyées dans la masse des agents territoriaux, n’ont plus aucun moyen de se réunir. Il n’y a plus d’expression démocratique possible. C’est triplement inquiétant :

  1. Veni
  2. Vidi
  3. Vichy

La tenue récente d’une réunion plénière confirme certaines de nos inquiétudes.

La Direction a clairement signifié que nos équipes seraient désormais fusionnées. L’aspect administratif a donc pris une longueur d’avance. Nous sommes dépossédés.

Cela signifie : imposition d’une autorité arbitraire et affaiblissement de l’action des agents territoriaux. En somme, la fin d’un dialogue social et d’une transparence de gestion. Des baisses drastiques d’effectif sont en effet programmées et nos élus comptent sur notre inertie pour toutes les faire passer sans opposition.

Si nous n’arrivons pas à stopper ces mesures brutales, nous pourrons peut-être réussir à freiner le processus qui s’est déjà engagé.