Les yeux terrifiés par l’horreur engendrée

Un assassin vient à nouveau d’exprimer sa rage.
Et nous répétons inlassablement la scène sur les écrans dévastés de notre conscience.
Perdue.
On le voudrait agissant pour un monstrueux dogmatisme.
Pas le nôtre, un autre.
Gouverné depuis l’étranger.
Ne nous concernant pas.
Ailleurs, loin, invisible terreur.
Invisible menace.

On ne peut plus faire comme s’il ne s’était rien passé.
Depuis dix ans. Depuis vingt ans. Depuis trente ans.
Parce que les victimes jonchent notre mémoire esseulée.
Et que parmi elles, de nombreuses n’arrivent pas à obtenir leur statut.

De victime.

“Nous les avons abattus”
“Nous les avons stoppés”
“Nous les avons neutralisés”

D’un seul geste, la vérité nous envahit, là, sur notre territoire, nous dévoilant une vaste terre qu’on voudrait contrôler, administrer, avec notre dogme à nous, supposé meilleur parce qu’il ne tuerait plus, alors qu’il continue à former des ennemis, des opposants, et qu’il nourrit encore la nécessité barbare d’une guerre infinie.

Nous avons tort de vouloir ignorer la violence qui nous constitue en partie.

Les yeux terrifiés par l’horreur engendrée, née du flux irrémédiable d’une seule et même évolution qu’on pensait éternellement exemptée de devoir à nouveau dresser des listes de victimes.

Nous devrons compter nos morts, encore, avant de les inscrire, définitivement, sur les pages commémoratives des prochains livres d’histoire que nous tendrons, les mains tremblantes, à une nouvelle génération d’espoirs insensés qui — c’est la seule croyance possible — apprendra aux suivantes comment chaque jour tenter le grand pari d’une paix universellement, unanimement, jugée nécessaire à toute forme d’existence humaine.

Une victime

Ce matin, elle est arrivée à une heure où personne ne l’attendait plus. Avec son caddie.
Elle avait estimé qu’elle était partie suffisamment tard la veille pour s’autoriser à faire son marché avant de venir travailler.

– Et à midi, je repasserai chez moi, parce qu’il y a quelques produits que j’aimerais mettre au frais.
– Soit, mais personne ne vous a demandé de partir à 22h hier soir, et la réunion, elle était ce matin à 10h. Nous voulions faire une point sur les présences et faire un premier calcul des taux d’assiduité. Vous n’étiez pas là.
– Les présences ? Et comment voulez-vous que je vous fasse un point sur les présences pour 10h du matin ? D’abord, je dois rassembler tous les cahiers de présences et les classer par ordre alphabétique. Je fais un premier tri en mettant de côté ceux qui n’ont pas été remplis du tout, puis ceux qui n’ont été remplis que partiellement, puis ceux pour lesquels je détecte à l’œil nu (vous comprenez, c’est ça, l’expérience) qu’il y a quelque chose de pas clair, puis ceux qui sont parfaitement remplis. Ensuite, j’allume l’ordinateur, car, vous le savez, depuis la réforme, nous devons entrer toutes ces données dans le logiciel, apprenti par apprenti, module de formation par module de formation, sinon, toutes les statistiques que nous sortons sont faussées et vous ne pouvez vous rendre compte ni de l’état ni de l’évolution de quoi que ce soit. Depuis quelque temps, j’ai mis en place un nouveau système, en prenant soin de bien consulter l’ensemble des responsables de formation. Le résultat de cette enquête interne a même provoqué une controverse entre ceux qui voulaient que je continue à laisser leur cahier de présences dans leur casier la veille de chaque jour où ils viennent travailler, disant qu’ils n’auraient plus de raison, sinon, de monter au deuxième étage et de croiser fortuitement leurs collègues, et ceux qui voulaient que j’adopte un nouveau procédé en laissant leur cahier de présences dans une caisse, à l’accueil, classés par ordre alphabétique, appréciant qu’en échange, ils n’avaient plus qu’à jeter le cahier dans une corbeille “retour” en partant. Les partisans du tout à l’accueil ont remporté la victoire. Cela m’ajoute deux étages à gravir avec un carton plein de cahiers de présences. Comme je vous le disais, je dois ensuite les classer par ordre alphabétique et…
– Je comprends que ces histoires de réforme perturbent votre travail quotidien, mais rappelez-vous votre fiche de poste, et, surtout, votre obligation de présence dans notre établissement. Vous devez être là à 8h30 le matin. Vous avez une pause d’une heure pour déjeuner et vous partez le soir à 18h, sauf le vendredi où vous pouvez partir à 17h. Vous avez ensuite à votre disposition un moyen de récupérer des heures en les ajoutant à vos congés officiels comme la convention collective le signifie dûment. Quand il est nécessaire, pour des raisons de service, que vous restiez en dehors de ces horaires établis lors de votre prise de poste, vous recevez une note au moins un mois en amont de la date concernée et vous avez le droit à trois refus sur dix années consécutives de carrière. En dehors de ces obligations, vous n’êtes pas tenue de faire des heures supplémentaires et vous avez le droit, quelle que soit la somme de travail qu’il reste à accomplir, de rentrer chez vous (ou d’aller ailleurs, d’ailleurs, cela ne me regarde pas) et donc, de quitter l’établissement.

Le droit.
Qui définit donc une zone de non-droit.
Parce qu’elle est restée pour essayer de comprendre, de classer, de remplir, de répondre.
Le directeur n’a pas de zone de non-droit, lui.
Il a le droit tout le temps.
De partir plus tôt, de ne pas venir trois jours de suite, de ne pas répondre.
Il trouve stupides ces questions de cahiers de présences.
Il aimerait une pointeuse.
Pour les responsables de formation, c’est facile. Ils prennent leur clé dans un tableau électronique géré par un ordinateur, mais pour les secrétaires, il doit se soumettre à l’exercice épuisant de la surveillance aléatoire en entrant dans les bureaux sans prévenir. Le matin, ça va encore, mais quand il en a marre, quand il doit rentrer, il ne voit pas que tout le monde se démène pour faire tourner la boutique, que des Martine, il y en a des centaines, victimes de leur dévouement, qui, à la fin de leur triste carrière, ne sont plus qu’aigreur et mal-être.

La mairie enverra des roses à leur famille le jour où elles seront enterrées.

[OFP] – Rapport n°4

Les souverainistes ont à nouveau opté pour la réunion plénière afin de dresser un nouveau bilan, annuel cette fois-ci, des nouvelles orientations prises par la Direction.

Rappelons que, depuis que les deux sites ont été fusionnés, avaient été maintenues deux formes conjointes de consultation afin de permettre la continuité des deux structures récemment réunies avec, d’un côté, un conseil de sages consulté mensuellement qui représentait l’ensemble des équipes actives et garantissait l’écriture d’un projet de type démocratique et, de l’autre, une action non démocratique pilotée par une Direction attentive, soit, mais suffisamment ferme pour qu’elle soit jugée quelque peu autoritaire.

La réunion qui s’est tenue le jeudi 30 juin 2016 a tout d’abord commencé par un petit déjeuner de l’amitié où l’ensemble des adhérents était invité une demi-heure avant que ne commence réellement cette grand messe inaugurant une longue période de vacances liée à la fermeture de toutes les salles de formation. Cette rencontre fut l’occasion pour une grande partie des adhérents de faire connaissance avec leurs collègues et, sans surprise, l’assemblée s’est installée par grappe d’affinités, séparant encore une équipe qui ne se sent pas encore totalement fusionnée.

À la table de la Direction se tenait le directeur, la directrice adjointe, l’assistante de la directrice adjointe et une conseillère. Nous notons qu’un second conseiller, seul homme qui aurait pu entacher la présence centrale du directeur, s’est tenu à l’écart et n’a pas souhaité s’installer de ce côté-là de la table.

Le directeur fait seul le bilan global des actions et durant les trois heures d’un long monologue, les adhérents apprennent :
1. qu’il y a eu beaucoup de merveilleuses actions, brillantes comme des vitrines de noël, et qu’il y en aura beaucoup d’autres ;
2. qu’il y a eu beaucoup de mouvements de personnel à l’intérieur du service pour mixer les équipes, et qu’il y en aura beaucoup d’autres ;
3. qu’une formation a été proposée à quatorze responsables et que cette sorte de commission rendra ses conclusions quand elles seront écrites ;
4. que le budget sera désormais commun au risque de perdre une source de subvention non négligeable ;
5. que le conseil des sages a été dissous lors de sa dernière réunion et qu’il sera remplacé par un autre, représentatif de la fusion opérée, composé exclusivement de responsables désignés et que ce nouveau conseil sera chargé d’écrire le prochain règlement interne des services et le prochain projet politique ;
6. qu’un secteur entier de l’activité a été purement et simplement supprimé ;
7. qu’une fidèle adhérente est heureuse de partir en province se consacrer à de nouveaux projets ;
8. qu’un sondage a été réalisé auprès du public dont le résultat montre que les personnes directement concernées ne sont pas d’accord pour adopter un système de réduction des frais qui permettrait d’accueillir un public moins fortuné et qu’elles appellent à largement augmenter la grille des tarifs au niveau le plus haut afin d’éviter que l’augmentation jugée nécessaire ne soit étalée sur cinq à dix ans ;
9. que les mesures dites de solidarité alourdissent le déficit sans apporter de plus-value ;
10. que la Direction en a assez d’accueillir des ressortissants étrangers.

L’OFP relève trois défauts de fonctionnement, dont deux persistants :

  1. Aucun ordre du jour n’a été envoyé aux adhérents.
  2. Toutes les décisions ont été prises sans aucune consultation.
  3. Il n’y a désormais plus d’espace de parole pour l’expression libre.

Et s’inquiète de la dérive totalitaire du parti.

Notre besoin d’expulsion est impossible à rassasier

Un étranger arrive avec d’autres convictions. Il souhaiterait rétablir l’ordre qui l’a construit. Il croit aux valeurs de partage, soutient la notion d’égalité, dénonce les pratiques douteuses d’un système d’administration perverti consistant à donner plus de pouvoir à ceux qui les détiennent déjà tous. De ce côté-là, rien n’a changé depuis la fin de la dictature.

Ou si peu.

Et puisqu’il est besoin, encore et encore, de s’en prémunir, alors, ouvrons quelques archives.

Once upon a time, un groupe d’êtres humains réunis autour d’un projet commun. Ces êtres savouraient une relative paix sociale. Leurs actions auprès des instances de concertation avaient porté leurs fruits et ils avaient réussi à installer un idéal démocratique : d’un côté, un moyen n’autorisant aucune concentration du pouvoir ; de l’autre, un moyen de faire circuler les idées de telle sorte que, quel que soit le degré d’implication, quel que soit le grade supposé hiérarchique, chacun se sentait participer à l’élaboration d’un trésor : un présent de narration collective.

Un jour, un seul homme s’est senti plus légitime que les autres pour concevoir le cadre d’un avenir commun. Le système était tellement bien conçu que l’homme en question constata d’abord le faible impact que sa volonté exacerbée de sur-puissance eut sur le périmètre global de son action potentielle. Alors, il s’irrita, tapa du poing sur la table et élabora une stratégie pour enfin ne plus avoir à demander un quelconque avis à quiconque avant d’exiger l’application de sa seule décision. Il n’aimait pas ce système. Après tout, avait-il été élu pour continuer à se soucier de l’opinion des autres ?

Il fallut remettre un peu au goût du jour les questions de hiérarchie. C’était là le point d’accroche. La faille. Dans laquelle il allait pouvoir s’engouffrer. “Je suis élu, mais je suis aussi patron. En dessous, je ne veux que des sous-fifres et des sous-fifres de sous-fifres”. Il fallait rendre responsables les petits chefaillons placés à tous les échelons au gré des accointances politiques qu’il percevait clairement aux clins d’œil échangés. “Votre service, je vous autorise à le mener à la baguette. Cessez de prendre des avis à droite à gauche. APPLIQUEZ. Mettez-vous dans la poche quelques faibles. Tutoyez-en deux ou trois. Et faites en sorte de neutraliser l’opposition en la stigmatisant, en l’humiliant, en l’isolant et, si possible, — vous serez naturellement récompensés —, en vous en séparant”.

Se séparer. De ce qui empêche. L’hyper pouvoir de prendre forme. C’est ça, exclure. C’est ne plus inviter à quelques réunions, ne plus mettre dans la boucle des mails, oublier (“oups, pardon, mille excuses”) de prévenir, de nommer, de considérer. C’est, du jour au lendemain, ne plus tenir compte d’un avis qui s’est trop longtemps senti libre de s’exprimer, inverser l’ordre des rencontres et prendre les décisions avant de consulter. C’est créer la caste de ceux qui participent et celle de ceux qui ne participent plus. Peu à peu, la nouvelle méthode envahit tout le système. Quelques-uns se sentent protégés en suivant l’ordre. Exclure ceux qui freinent, c’est, pour eux, construire le rempart de nouveaux privilèges grâce auxquels ils pourront prospérer. Au détriment d’un autre.

– Quel autre ? Puisqu’on l’a oublié.

Un nouveau groupe se forme. Des tensions se font à nouveau sentir mais, désormais, il n’y a plus qu’une option, et ce besoin d’exclusion devient alors impossible à rassasier, car l’appel du pouvoir est devenu pire qu’une drogue. Il est devenu une manière d’être et de faire. Au mieux pour soi. Au mieux pour un seul homme, élu pour perpétuer.

Notre société ne s’effondrera pas si nous prenons en compte les leçons du passé.
Si chacune de nos composantes est humainement considérée.

Et si nous rendons l’exclusion illégale.

[CP] – Le P de Protection

Le CP s’est réuni et constate les règles en vigueur dans tous nos centres de formation.

Chaque apprenti se voit attribuer un horaire. Il est mis dans une case générant d’autres cases générant un tableau de cases que chaque responsable de formation doit remplir chaque jour où il vient travailler. En face du nom et de l’horaire, à la date donnée par un programme automatisé, aucune case ne doit rester vide. Il doit être mis un “P” pour “Présent”, un “E” pour “Excusé”, un “A” pour “Absent”.

Une absence excusée est aussi dite “justifiée”.

Il y a, pour le moment, différents moyens de justifier une absence : rendez-vous chez le docteur, voyage scolaire, départ anticipé en vacances, fête de l’école, maladie, excuse bidon des parents pour ne pas avouer qu’ils ont oublié, trop de devoirs, pas assez de devoirs, une compétition d’équitation.

En dehors de la case hebdomadaire qui lui est réservée, un apprenti passe parfois jusqu’à six jours, vingt-trois heures et trente minutes en dehors de nos institutions (temps de transport compris), sans compter les petites et les grandes vacances durant lesquelles il peut être de deux à huit semaines sans contact avec nous. Cela provoque des centaines de milliers d’autres motifs, presque impossibles à formuler, parfois même inavouables, car ils relèvent d’un système trop complexe pour n’être réduit qu’à trois pauvres lettres.

– Mon costume de Darth Vader n’est jamais propre au moment où j’en ai le plus besoin.
– Kévin va me parler, c’est sûr, après le cours de sciences naturelles. Il faut que je puisse me faire une natte, ou une tresse, ou des couettes. Ah ! Il faut que je demande à Léa.
– Cette nuit, quand tout sera éteint, je me lève et je continue la bataille des Nains contre les Géants. Le train fantôme va passer à minuit. Vite, vite, vite. Je fais celui qui doit dormir.
– Il m’a dit qu’il aimait bien ma robe bleue. Mais si je mets ma robe bleue demain, il me dira que je mets toujours la même robe. Et je n’ai rien de bleu. Comment il a dit déjà ? “Bleu comme tes yeux”.
Tout est calme… Pendant l’hiver… Tout est calme… Pendant l’hiver… Au soir quand la lampe s’allume… Au soir quand la lampe s’allume… Au soir… quand la lampe s’allume… Tout est calme… Pendant l’hiver… Au soir quand la lampe s’allume… À travers la fenêtre où on la voit courir… Sur le tapis des mains qui dansent… Oh la la… Je comprends rien.
– RANGE TA CHAMBRE !
– Il faudra qu’on se retrouve au parc. J’ai gagné cette partie. Il a beau dire que j’ai perdu. J’ai gagné. Et c’est pas lui qui va commander.
– Comment est-ce que je vais pouvoir expliquer que je dois passer un peu de temps avec Charles du côté de la paroisse Sainte Hélène et que nous devons ensemble dealer notre place au soleil ?
– Mon pantalon vert ne va pas avec ces chaussures. Et puis, mon pull “Lost” aussi a du vert. Ça n’ira pas. Ça n’ira pas. C’est pas le même vert. Aurélia va tout de suite le remarquer. Et ne plus jamais m’aimer.
– Deux plus un, trois. Moins quatre. Multiplié par douze. Je retiens z’un. Et je n’ai que dix doigts.
– À quelle heure tu finis demain ? Il faudra que tu passes chercher ton petit frère à l’école, et après, tu prépareras son goûter.
– Si je vais pas au match, je vais pas pouvoir me montrer dans la cour. Ils se moquent de moi quand je leur explique. Je ne leur expliquerai pas. Je ne dirai plus rien. Je vais vomir toute la nuit et je resterai au lit. Tant pis. Tant pis pour la piscine.
– Tiens, toi qui sais lire, c’est marqué quoi là ?
– Facture.
– Ça veut dire qu’il faut payer ?
Une ombre au plafond se balance… On parle plus bas pour finir… Au jardin les arbres sont morts… Oui, tous morts.
– Je vais pas pouvoir y aller. J’ai rien fait. Je vais encore me faire engueuler. J’en ai marre de me faire engueuler. Y a assez de la prof de français qui comprend rien à mes rédac’. Elle dit “j’ai rien compris” et elle signe à côté de son 6.
Le feu brille… Et quelqu’un s’endort… Des lumières contre le mur… Sur la terre une feuille glisse…
– Parce que, dès que j’arrive, je dois vite aider ma petite sœur pour qu’elle ait pris son bain avant le dîner, je dois raconter en détail ma journée à Maman, puis apprendre à mentir pour juste rester quelques minutes seule avec mon livre, ma tablette, mes jeux de société. Papa arrive toujours tard et dès qu’il est là, tout tourne autour de lui. Il faut se mettre à table, silencieux, le dos à la télé d’où on entend défiler le programme qu’il a choisi. Tant qu’il n’a pas fini, nous ne pouvons pas sortir de table. Après, c’est l’heure d’aller se brosser les dents et d’aller se coucher. Comment dormir alors que j’ai encore toutes ces pensées envahissantes, ces énigmes non résolues, un avenir si incertain ? Mon corps est en pleine transmutation. Je passe des heures devant la glace à ausculter cette insupportable tête qui sera mienne à vie, ne ressemblant à personne, sans filiation possible avec ce qui m’entoure. J’ai été adoptée, c’est certain. Et si c’est le cas, c’est que mes vrais parents m’ont abandonnée. C’est pour ça, toute cette tristesse. C’est pour ça que je préfère mourir plutôt que de penser à toutes ces écoles qui n’ont qu’un objectif : me formater.
La nuit c’est le nouveau décor… Des drames sans témoin qui se passent dehors.

L’enfance n’a pas à résister.
Elle a juste à s’amuser, manger, courir, dormir, chanter, taper dans ses mains, danser, plonger dans l’océan, rire, compter les fleurs de son jardin, se raconter l’histoire fantastique du grand papillon rose.

Aussi, pour toutes ces raisons que nous supposons, pour toutes ces raisons que nous ne chercherons plus à expliquer, pour toutes ces raisons qui n’appartiennent qu’à la formation de l’intime, aucune absence ne pourra désormais plus être considérée comme “injustifiée”, aucune absence ne devra plus être dénoncée, et nous demandons à tous les responsables de formation de ne plus utiliser qu’une seule lettre.

Le P de Présidence.
Le P de Providence.
Le P de Persévérance.

Le P de Protection.

Et ce sera à l’Administration de justifier pourquoi certains de nos apprentis sont à ce point stigmatisés.

Le P de Protection

Achevons la révolution du système

La Société a changé, mais la révolution n’est pas encore tout à fait terminée.

Nous sommes même encore loin d’y aboutir.
Ce n’est que le début d’un premier chapitre.
Plantez vos cœurs encore vivants dans des corps conquérants.
L’espace qui nous entoure appartient à tous. Nous devons le partager.
Personne ne doit ni être persécuté ni se sentir exclu.
Ni les hérétiques, ni les infidèles.
Ni les femmes. Ni les faibles.

Le critère économique n’est pas le seul valable. Il y a des milliers d’autres critères. Des critères révocables. Des critères respectables.

Nous avons ouvert la voie d’une liberté reconquise en mettant fin aux fonctions de Président.
Nous avons désormais une parole libre. Libre de s’exprimer. Libre d’être représentée.

Après quarante années de dictature.
Après quarante années de silence.
Quarante années de solitude.
Comme la mort. En jachère.

Assez de fils envoyés au massacre pour l’intérêt des autres.
L’intérêt de tous en premier. L’intérêt personnel en dernier.

Nous voyons que malgré toutes ces avancées, l’inquisition est encore très présente. Elle agit dans l’ombre et vous tend des bouquets de roses.
STOP.
ASSEZ.
ÇA SUFFIT.

J’ai été persécutée toute ma vie, mais vous allez bientôt découvrir que j’ai laissé des centaines de milliers de post-it griffonnés et que je les ai tous enfouis dans la terre de l’insuccès. Il vous suffira de labourer et tout fleurira.

La pulsion de l’héroïsme est une mauvaise pulsion.
La seule pulsion qui compte est celle du rythme de votre vie.
Tempo. Presto.
Allegro vivacissimo.

Si vous n’êtes pas d’accord.
Dites-le.
Si vous vous sentez en danger.
Adressez-vous à un bon syndicat (il y en a de très bien).
Ne tuez pas.
Ne harcelez pas.
N’imposez pas votre point de vue jusqu’à détruire l’autre.
Evaluons ensemble qui de l’égalité ou de l’inégalité doit gagner, qui de la liberté ou de l’emprise doit gagner, qui de l’opprimé ou de l’oppresseur doit gagner, qui du pauvre ou du riche doit s’enrichir, qui de celle qui n’a aujourd’hui plus aucun moyen d’expression ou de celui qui les a tous doit être sauvagement dénoncé sur la place publique.

TRIBUNAL DU PEUPLE
PACIFISTE ET HUMANISTE
Année zéro. 45 mars.

Le temps des Jeanne sacrifiées est révolu.
Le Moyen-âge, c’est fini.
Les Orléanais à l’usine.

Ils sont plus cruels, mais nous sommes plus nombreux.

N’en doutez pas et soyez forts.

On ne vous remerciera jamais de dire la vérité.
On ne vous applaudira jamais si vous provoquez en duel un système perverti.
Duel de l’Esprit.

L’évasion fiscale. Ça suffit.
Les privilèges. C’est fini.
L’argent public appartient au public.

Continuons d’écrire l’inachevée devise de notre Société : Liberté, égalité, fraternité, laïcité, droit des peuples de fuir le danger, droit de vivre là où l’on veut vivre, droit des femmes d’être respectées, droit de l’enfance d’être éduquée dans de douces conditions, droit de loisirs et de vie privée, droit d’être étrange, gaucher, roux, tordu, cochon, drôle, triste, terne, silencieux ou bavard, droit d’avoir un ongle peint, un piercing sur l’oreille, un jean trop court, un avatar loufoque, une passion pour les tracteurs, un boyfriend, deux boyfriends, trois sexfriends, un mari, une femme et six enfants, droit de peindre la vie comme on la perçoit et de chanter avec la voix que le Grand Distributeur des Voix nous a offerte à la naissance.

Et achevons la révolution.

Le pot aux roses

J’ai beau vouloir faire de mon mieux pour que le système fonctionne à merveille, il y a toujours quelqu’un pour me mettre les bâtons dans les roues. Depuis maintenant deux ans, je tente d’établir une procédure claire qu’il suffit de suivre à la lettre pour que tout soit parfait. Les cahiers de présences sont déposés dans vos casiers chaque veille de chaque jour où vous venez travailler. Il suffit de les remplir et de les remettre à leur place lorsque vous avez fini votre journée. Je les récupère le lendemain et, — c’est la première chose que je fais en arrivant —, je les classe par ordre alphabétique et je reporte sur un ordinateur l’intégralité des données que j’y trouve. Seulement, voyez-vous, TOUT LE MONDE NE REMPLIT PAS SON CAHIER DE PRÉSENCES, alors, j’ai été obligée, pour m’y retrouver, d’établir la liste des responsables de formation qui ne remplissent pas ce devoir élémentaire qui aide l’administration à rendre plus lisible le temps d’occupation des espaces, à évaluer des taux essentiels pour le calcul de l’assiduité, gage de réussite de notre projet commun et, — vous pourrez aisément comprendre la nécessité de cette procédure dans le cadre d’un service rendu au public avec de l’argent public —, à faire toute la transparence sur votre réel temps de présence parmi nous, surtout pour les vacataires qui, je le rappelle, ne sont payés que lorsque qu’ils travaillent EFFECTIVEMENT, avec de réels apprentis et de réels horaires.

Depuis janvier 2016, je vous informe que j’ai établi un code couleur très précis que j’applique avec une armée de fidèles stabilos.
– Orange, lorsque le cahier est correctement rempli.
– Rose, lorsqu’il n’est pas rempli.
– Vert, lorsqu’il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Pour ce dernier cas, je vous adresse conjointement une question à laquelle je vous demande de répondre dans les meilleurs délais.

Certains d’entre vous ont déjà, depuis le début de l’année, réussi à constituer un véritable bouquet de roses.

Je ne suis pas habilitée à vous faire part des conséquences de cette faute que je m’acharne à chaque réunion de Direction à faire considérer comme aussi grave que de ne pas fermer le volet supérieur de la photocopieuse, et je laisse naturellement la Direction prendre les décisions qui s’imposent.

J’ai juste deux questions que j’aimerais adresser à l’assemblée :

QUI S’AMUSE À REMPLIR CERTAINES CASES VIDES AVEC UN STABILO BLEU ?
QUI TENTE DE DÉTOURNER LE SYSTÈME ?

Soyez certains que je serai suffisamment attentive pour découvrir le pot aux roses.