Une fin de la réunion, ce n’est pas très compliqué, parce c’est toujours un peu pareil. Tout le monde est fatigué. Il y en a trois ou quatre qui sont partis parce qu’ils avaient soi-disant un rendez-vous. Les sujets les plus épineux sont venus en dernière partie, le temps que les langues se délient, et puis ce n’était pas prévu, on n’a plus le temps, on en parlera la prochaine fois, et le directeur s’en va, et la coordinatrice le suit, et les agents se dispersent à différentes vitesses, et certains restent sur le trottoir, fumant peut-être une cigarette, ou semblant juste attendre, comme ce que j’ai appris à faire. En fait, je l’ai toujours fait mais j’ai appris à mieux le faire. J’arrive toujours avant tout le monde pour voir ce qui se passe juste avant, puis je reste pour écouter, rencontrer, poser aussi une parole. Forcément, avec ce qui venait de se passer, on avait besoin de partager un peu. On fait tous une sorte de bilan, ou plutôt, ce que nous aimerions voir continuer s’exprime, et quelques personnes parlent plus que d’autres, peut-être à cause de la mauvaise conscience qui agit.
Je me retrouve face à face avec une sentinelle. Oh, évidemment, elle ne s’est pas présentée comme telle. Je les imaginais toujours derrière un bureau en train de nous surveiller, mais au bout d’un moment, tout de même, (je ne suis pas née de la dernière pluie et il y a comme une expérience qui se forge dans ce milieu), je me suis dit qu’il y avait forcément un relai sur le terrain, quelqu’un qui jouait le rôle qu’on attendait, parfois sans qu’on le lui dise vraiment, un rôle qu’on accepte de remplir, pour être quelqu’un aux yeux des autres, et surtout, aux yeux d’une figure d’autorité ancestrale : celle du vieux papa. On est en partie constitué de cela. Au nom du père, etc… Donc, maintenant que je suis face à la sentinelle, j’arrive mieux à en analyser le profil. Papa gère tout à la maison. Il conduit sa petite affaire. Ça marche plutôt bien. On transforme le besoin esthétique en besoin économique, et hop !, c’est le trésor qui s’accumule. Les voitures sont de plus en plus nombreuses, puis de plus en plus belles. Y a même des motos. Bref, notre sentinelle a envie d’être comme papa, de faire comme papa. Elle exprime son choix. Papa est content. Il prend la sentinelle sous son aile. C’est à ce moment-là, qu’en fait, il l’enferme. Il l’encage. La sentinelle est en formation accélérée. Elle est tellement brillante qu’on lui donne un poste dans la boîte de papa avant même qu’elle ait ses diplômes. D’ailleurs, elle n’en aura bientôt plus besoin, des diplômes, puisque son poste ne sera jamais remis en question. La sentinelle emménage dans son propre logement. Reproduction du modèle. Belles voitures. Belles motos. Les années passent et l’encagement ressurgit. C’est un besoin réel d’autonomie intellectuelle. Et comme on ne peut pas s’insurger contre le réel papa, on transfère et on s’énerve contre le directeur. Enfin, on s’énerve. On se place de telle sorte qu’on soit toujours entendu. On n’est pas d’accord, on le dit. À tel point qu’on se sent supérieur au supérieur. On se sent diriger quelque chose. Et on voit sous nos yeux la faute grave d’un agent. On ne se pose pas la question de la souffrance de l’autre. On se pose en garant.
— Parce qu’en fait, qui est allé raconter tout cela au directeur ? (Sous-entendu : qui est à l’origine de ce conseil de discipline ?).
— C’est moi.
C’est l’aveu.
— Je trouvais ça insupportable.
Et on se raconte à nouveau l’histoire de ce pauvre homme devenu alcoolique. Je suis passée lui parler, depuis. Il a un dessin accroché dans son bureau. À une époque, il dessinait huit heures par jour. C’est vrai que j’ai conscience que je ne fais peut-être pas comme les autres. Je ne suis pas venue lui demander comment s’était passé son passage au conseil de discipline. D’abord, parce que je le savais, et puis, parce que ce n’était pas à lui de dire que nous trouvions scandaleux la situation qu’il avait vécue. Ça se ferait avec le syndicat. Dans les réunions prévues à cet effet. Le jour, où, c’est la loi, le supérieur hiérarchique n’est pas là. Ce n’est tout de même pas si fréquent, mais ça arrive, et en général, les personnes tombent de haut. Ça me rappelle l’ancien temps. La DGA avait accepté un rendez-vous mais le directeur était occupé dans le bureau d’à côté. Alors on avait tout déversé. C’était notre point de vue. On avait fini par faire admettre qu’il faudrait nous prévenir en amont si une nouvelle réduction de personnel était envisagée. On avait calculé en direct. Puisque les décisions définitives sont prises en juin. En mars, du coup, c’est pas mal. On étudie ensemble le plan, on calcule ensemble. Et depuis, les réductions d’effectifs s’étaient stabilisées jusqu’à s’estomper complètement.
La sentinelle n’a déjà plus le même regard. Il n’y a plus cette assurance, cette certitude, d’avoir agi dans le bon sens. Elle voit les autres possibilités qui, aussi, le jour où elle a décidé d’envoyer un mail, étaient présentes. Le miroir est tendu, sans jugement. J’ai juste conclu simplement : tout se serait passé différemment si nous en avions parlé en amont. Là aussi, c’est comme une conviction. La sentinelle agira autrement. Cela prendra peut-être du temps, mais le processus est enclenché.