L’infinition du possible

Nous avons fait le choix de pré-fixer, une action, non pour, seulement, en inverser le sens, mais pour lui en offrir d’autres, tels que nous pourrions être amenés à n’être que, imaginaires, un laboratoire d’idées, pour nourrir, alimenter, continuer le mouvement.

Dans le dictionnaire des mots encore absents, nous en avons trouvé un qui nous manque cruellement et que nous aimerions aider à naître pour placer, comme investir, une prospection de la pensée vers l’inconcevable éternité.

Ce serait une première expérience de ne faire que l’employer, comme pour révéler ce qu’il supposerait d’un espace s’ouvrant à l’inscription d’une durée, allant au-delà de tous nos aspects. Au-delà, donc, de notre propre raison d’être.

Il s’agirait d’agir.
Pour infinir.
Créer l’infinissable.
L’infinissant.

Se penser comme une chaîne d’héritages, exploitant, cédant, ce que nous avons reçu, ce que nous aurons conçu, à partir d’apparents inachevés, de nos projets, avortés, faire mieux que réactiver, comme recréer, pour l’exemple, un désir d’être, de nouveau par le monde, les conquérants fantômes de l’idéal.

Nous vous lisons, nous nous imprégnons, nous modifions nos lignes peu à peu, en conséquence, et nous franchissons, grâce à vous, des niveaux jusqu’alors impensés, qui aident vos utopies à en générer d’autres, pour mieux, chaque jour, nous inventer.

Alors.
Ensemble.
Infinissons de nous faire écrivants.

Les robots brasseront

Nous serions tous d’accord pour examiner vos premiers rapports, mais il faudrait que vous repassiez par la case départ, parce qu’il y a ici quelques erreurs à éviter, que vous n’auriez pas commises si vous aviez consulté le « manuel du parfait écrivain », distribué dans le hall de l’entrée, en face des revues hebdomadaires.

Tout d’abord, il faudrait trop écrire pour ne plus avoir qu’à choisir dans une masse de brouillons mal rangés, au hasard du moyen avec lequel l’écriture choisit de se rappeler à l’ordre, par un titre, par exemple, ou par le moyen irrationnel grâce auquel une partie a été oubliée dans un dossier où elle n’aurait jamais dû être classée, comme par une vulgaire négligence administrative, sans évoquer les carnets accumulés ressemblant à des listes de courses, les sauvegardes multiples, désormais là-bas, ailleurs, les versions 1, les versions 2, les versions 3, les versions lambda.

Dès lors, il n’y aurait plus de panne d’inspiration, et personne ne vous attendrait au tournant. Il n’y aurait plus non plus cette angoisse permanente qui persiste à croire qu’une idée viendrait à s’échapper parce qu’elle n’est pas exploitée tous les jours jusqu’au bout. C’est une erreur, ça aussi, de jugement, et de débutant, que vous auriez évitée en lisant le manuel.

Il y aura bientôt trop, pour avoir le plaisir de ne plus avoir à développer, mais, au contraire, pour retirer, bêtement, tout ce qui ennuie, tout ce qui semble pénible, tout ce qui, au moment où un texte s’est écrit, vient là pour meubler le temps de celle ou celui qui l’écrit. C’est une sorte de distraction du sensible. Vous vouliez écrire dans le déductif, voilà donc ce que n’importe quel programme informatique aurait réussi à faire à votre place.

Et puis, nous ne sommes plus ni dans une même énergie, ni dans un même lieu. Chaque chose a sa place… Je serai toujours là pour vous rappeler l’au-delà-sujet du texte.

Des écritures en cours appellent d’autres écritures. Elles mûrissent grâce à des projets qui s’installent malgré l’espace indisponible. Elles s’imposent, et rien en vous ne pourra les exclure, surtout quand vous avez décidé, ici-même, que rien ni personne ne serait exclu.

Ce n’est pas seulement la question d’assumer. C’est aussi la question de remarquer comment des outils se sont préparés, comment ils se sont emplis de contenu. Bientôt, comme jamais, vous assisterez au grand bombardement que les agents de notre société encore jeune d’avoir été nouvellement créée ont projeté d’inscrire dans la continuité d’une nouvelle année d’existence pour non seulement tuer dans l’œuf les dictatures en gestation, mais en tuer l’idée-même dans toutes les essences de la pensée.

Et pendant que les robots brasseront, c’est bien vous, pour finir, qui en profiterez, dans la réalité. Alors oui, écrivez des rapports, mais, par pitié, mettez-y une once de poésie afin que vos écrits restent dans l’éternité.

Les rescapés s’endorment

Soit un groupe de cinquante personnes, disposé dans un hall de gare.
Un train doit partir à 17h38, et l’assemblée doit décider, collectivement :
1. De la direction ;
2. Du type de locomotive, et de train, qui les véhiculeront ;
3. De la vitesse de croisière.

Le vote a été choisi comme mode de décision.
Les cinquante personnes s’engagent, quel que soit le résultat, à prendre le même train.

Il est 15h38.

On installe des isoloirs.
Des catalogues, présentant les différentes destinations, sont disponibles sur des présentoirs.
La parole est libre.

Un voyageur s’exprime.
Il cherche à convaincre les autres voyageurs. Il n’y a, pour lui, qu’une seule direction possible, qu’une seule locomotive capable de tirer cinquante personnes, qu’un type de train, qu’une vitesse de croisière pour y être dans un temps record. Il se dit expert en directions, locomotives, trains et vitesses. Pour que les décisions soient vite prises, il explique ce que contiennent les catalogues. La vérité dans certains. Le mensonge dans d’autres. Il arrive à convaincre d’autres voyageurs qui commencent, à leur tour, à tenter de convaincre d’autres voyageurs. Parmi eux, il y a d’autres experts qui, eux aussi, ont lu les catalogues, et qui confirment tout ce qui s’y trouve. Ou bien la plage, ou bien la montagne, ou bien les deux, ou bien d’abord l’un, puis l’autre, ou bien d’abord l’autre, puis l’un, ou un peu plus de l’un que l’autre, pour que l’un et l’autre soient possibles, sans que l’autre cache l’un, sans que l’un cache l’autre, la tranquillité, l’électricité à tous les étages, des services de proximité, le confort pour les enfants, une retraite paisible. Leur choix est fait. Ils se rangent sous une même bannière. D’autres voyageurs s’intéressent, doutent, consultent directement les catalogues. Ils ne sont pas d’accord. Ils commencent à formuler le contraire de ce qui a été dit. Ils évoquent le danger, les wagons qui se décrochent, la voie sans issue, la falaise au bout du chemin, la catastrophe. Des voyageurs les entendent. Ils sont convaincus qu’il faudrait se méfier. Leur choix est fait. Ils se rangent sous une autre bannière. La campagne bat son plein.

Il est 16h38.

Des discussions s’engagent dans le hall de la gare. Les arguments fusent au-dessus des têtes. Le ton monte. On stigmatise le choix de l’autre. On déchire les catalogues. On ne fait plus qu’évoquer plus ou moins ce qu’ils contenaient. De nombreux voyageurs se sentent dessaisis. Ils savent que, de toute façon, un train partira, qu’ils seront obligés de le prendre. Alors, ils se disent, « À peu de choses près », que les destinations sont les mêmes. Ils ont leur propre magazine, à lire. Ils font des siestes. Ils disent aussi : « Laissez-nous tranquilles ». Ils se réunissent dans un coin, par petits groupes, délèguent à cinq voyageurs la décision à prendre, râlent de temps en temps de les entendre s’agiter bruyamment.

17h08.

Le chef de gare annonce que les isoloirs sont ouverts.
En effet, seuls cinq voyageurs (10 %) se déplacent pour voter.
La magie des proportions fait que le choix de deux personnes (4%), l’emporte.
La première se nomme conducteur.
La seconde, chef de train.

La direction, le type de locomotive et de train, la vitesse de croisière, sont décidés.

Il est 17h38.

Dans le train, les cinquante personnes s’installent.
Le confort n’est pas le même pour tout le monde.
Une fenêtre, un couloir.
Une place près de la porte.
Une première classe, une seconde classe.
Des services différents.
Personne n’avait dit qu’ils coûteraient tant.
À part les catalogues.
Alinéa X328-B7-T33-12, paragraphe 2.
Des conditions générales.

Des voyageurs aperçoivent l’autre classe.
Ils demandent à y accéder.
On leur refuse.
C’est trop. Pas assez. Quelque chose de pas très clair.
Une question d’héritage.
Ils s’énervent.
Ils demandent à parler au chef de train, puis au conducteur.
On leur refuse.
Pour s’adresser au chef de train, il faut être habilité tel que stipulé à l’alinéa Z620-7B-E28-04.
Des conditions particulières.
Ils ne le sont pas.
Ils ne le savaient pas.

Le voyage est long.
Il fait trop froid pour certains. Trop chaud pour d’autres.
Ils n’ont prévu ni à manger ni à boire.
Des maladies se déclarent.
On demande un arrêt, une autre direction.
Au minimum, de ralentir.

– À l’autre gare, leur dit-on.

À l’autre gare.
Où les rescapés descendent du train, hagards.
S’affalent dans un coin.

– Que faites-vous ?, demande le journaliste, effaré.
– Nous attendons que le chef de gare annonce le départ du train suivant.
– Savez-vous où vous allez ?
– Toutes les directions se valent.
– Les conditions que vous aurez à bord ?
– On est toujours déçus.
– Iriez-vous voter si on vous le proposait ?
– Nous sommes trop fatigués.

Et en effet, les rescapés, épuisés, s’endorment.

porte-donnant-sur-la-voie

Le su, le lu, le vu et l’entendu

Nous évoquerions les faits d’un autre monde, soi-disant, pour mieux informer.

Le journaliste, qui jouit du titre de « reporter du réel », a, pour cela, une forte crédibilité. Le poète rencontre, lui, plus de difficultés, car le public se demande à juste titre « à quoi fait-il allusion ? » ou « à qui s’adresse-t-il, exactement ? », surtout quand l’outil que l’auteur développe tente de s’approcher au plus près du réel. Alors, c’est au tour du poète de poser une question : y a-t-il une différence entre vivre la guerre et la raconter ?

La personne qui rapporte l’expérience qu’elle a vécue, — appelons-la : le témoin —, a-t-elle, en soi, une plus puissante capacité expressive que celle qui en a eu connaissance à plus de cent mètres, à plus de dix kilomètres, ou dans un autre pays ?

Concernant ce sujet, ou tous ceux qui lui ressemblent, — appelons-les : les traumatismes de l’humanité —, la victime, le jour où elle aura les moyens psychologiques et le courage de revenir au récit du crime qu’elle a subi, sera si bouleversée au moment où elle le relatera que tous les autres faits du monde nous paraîtront insignifiants.

Il nous semble cependant nécessaire de rapporter ce que nous exposons comme une vérité alors qu’une parfaite objectivité est, de fait, impossible. L’événement étranger sert alors de support pour évoquer une sensibilité propre, un bouleversement propre, des inquiétudes propres.

Un traumatisme unique.

Nous devenons l’auteur, non des faits, mais de la manière dont ils sont exprimés. Le récit que nous en faisons se lit ou s’entend, s’accepte ou se rejette. Il est fiction de notre propre expression.

On rappelle, par exemple, que des financements occultes auraient participé à la déstabilisation d’un système démocratique, loin de nous, loin de ce que nous pouvons imaginer, loin des moyens dont nous disposons. Des liens thématiques se tissent dans le récit. L’idée d’un complot réveille l’angoisse ressentie par l’auteur qui rapporte, un 12 novembre, que « le peuple doit réagir », et prévient que « ça va exploser ».

De quel 12 novembre s’agit-il ?
De quel peuple ?
De quelle explosion ?
De quel traumatisme ?

Nous lisons ou entendons dans nos récits l’émotion du corps qui s’exprime, révélant, quel que soit l’éloignement du sujet abordé, ce qui est ressenti à l’intérieur du milieu où nous nous inscrivons, notre réel, notre quotidien, notre histoire ou notre imaginaire.

Aucun retour au passé n’est possible. Nous ne reviendrons jamais à la même situation, même en laboratoire. Nous ne nous adresserons jamais aux mêmes âges, aux mêmes groupes de personnes. Nous utilisons d’anciens outils pour créer un système nouveau, même s’il ressemble à ce que nous avons déjà rencontré, car il ne fait rien d’autre que de convoquer l’existant.

Entendons donc la menace rapportée : il y aurait un autocrate se préparant à devenir dictateur, une autocratie se préparant à devenir dictature, des libertés en train d’être bafouées au profit de la formation de nouveaux privilèges. C’est une féodalisation du système. Des minorités doivent déjà payer la dîme pour ne pas être massacrées.

À qui ou à quoi faisons-nous référence ?

À ce que nous avons appris, ce que nous avons véritablement lu, ce que nous avons véritablement vu et ce que nous avons véritablement entendu, de la bouche ou de la plume de la personne qui l’a exprimé, devant nous, dans un écrit signé, à la radio ou à la télévision, car l’émotion provoquée par l’impossible à traduire se détourne lorsqu’elle ne s’attache qu’à ce qu’un autre aurait mieux su, mieux lu, mieux vu ou mieux entendu. Or, nous ne voulons plus d’émotions détournées. Nous voulons connaître, lire, voir et, surtout, entendre toutes nos émotions s’exprimer.

L’indomptable écriture de la vie

Les enfances s’agitent. Elles virevoltent.
Elles courent dans l’espace, l’explorent, en épuisent les possibilités. Protégées.

« Faites bien ce que vous désirez. Personne ne vous contredira ».

Feignant d’admirer un gourou, se prosternant même parfois.
En riant. Surtout, en riant, car tout se fait dans le rire.

C’est le pouvoir du rire.

On rit pour divertir celui qui ne rit plus, enfance dégénérée, défigurée, d’avoir figé l’expression dans un cadre, administré, par une sorte de haute sphère inaccessible à qui on abandonne tout.

La morale, peut-être.
Le mysticisme de la vie.
La hiérarchie.

Il n’y a qu’une hiérarchie qui nous intéresse. Celle de l’ascendance sur la descendance. L’une emplissant l’autre. Le mourant et le naissant. Les deux se diffusant, s’influençant.

L’ascendance et la descendance se représentent, l’une et l’autre, en trois exemplaires, fragmentés.

Une imitation.
Une application.
Une pure invention.

Je vous avais prévenus.
« Un jour ça m’arrivera », je serai morte.

Souvenez-vous de la vieille dame qui s’occupait d’élever des arbres, car bientôt, nous ne ferons plus usage de cet hyperlien, soi-disant là pour aider à comprendre, alors qu’il est un piège, pour la forme, pour la fuite, l’égarement. Le format prend acte qu’il y a des événements qui s’oublient malgré leur puissance traumatisante. Nous cherchons la furtive émotion, à nous saisir de l’incompréhension, pour nourrir l’immédiat, le présent narratif, en autarcie, dans l’écriture, personnages autonomes, enfin libres, maîtres d’un système propre, reconquis, la fiction, du réel et de l’imaginaire, réunis, comme l’ascendance et la descendance, dans un même corps virtuel.

La vieille dame va mourir. D’ancienneté. Et nous l’aurons oubliée.
Comme moi. Comme une autre. Comme tant d’autres.
Elle sera morte, et ne parlera plus que de l’au-delà.

Vous entendez « depuis » alors que je pense « sujet ».

L’au-delà.

Ce qui n’existe pas encore. Ce qui sera après. La lecture. L’écriture. De romans. Fragmentés. Dans lesquels j’ai choisi une forme pour dire ce que j’avais à dire, pour choisir ce que je voulais laisser. De moi. Pour l’étude.

Je parle donc de l’au-delà-sujet, comme bientôt la vieille dame le fera avec ses arbres que nous admirerons. Elle nous dira que nous sommes tous en train de planter des arbres. Dans l’éternité.

Sur vos murs, désormais, de l’au-delà, des codes, qu’il vous faudra déchiffrer quand les robots, dont les turbines les mettant en action fumeront d’avoir échoué, cèderont, vaincus, d’avoir tenté l’impossible administration des innombrables données de l’existence qui s’est autoproclamée l’indomptable écriture de la vie.

rdr

Chassez le criminel, il revient au galop

J’étais partie.

En fait, je n’en pouvais plus. De cette administration.
Et je l’ai dit. Peut-être trop souvent. Ou peut-être trop fort.
Ou peut-être pas à la bonne personne.

J’ai d’abord pensé que ce n’était pas à moi de partir.
Que tout ce qu’il y avait ici, c’était une partie de ma vie.
Et puis, j’ai visionné à nouveau les nombreux cauchemars.
Je me suis souvenue des angoisses avant d’aller travailler.
Des angoisses pendant.
Des questions ensuite, sur le chemin, alors que personne, dans le métro, ne pouvait comprendre pourquoi je mordillais un stylo, pourquoi je baissais la tête, pourquoi je maigrissais, pourquoi je pleurais.

Il y a toujours une goutte d’eau qui fait déborder le vase.
C’était en réunion de service.
Il s’est mis à me gueuler dessus comme à la Gestapo.
“TAISEZ-VOUS ! TAISEZ-VOUS !”
En public.

C’est sûr, qu’après ça, j’ai croisé quelques collègues dans les couloirs qui m’ont dit “Rholala, qu’est-ce que t’as pris ! Mais au moins, c’est clair, le harcèlement est manifeste. On est tous avec toi”. Moi, j’étais un peu sonnée. Y a eu encore quelques nuits d’insomnies. Et des courbatures. Comme si on m’avait frappée. Le dos, comme un hématome géant. Arrêt maladie. Dépression. Demande de mutation, vite acceptée.

Je suis arrivée dans un service, sur un autre site, qui n’avait rien à voir. Des gens souriants. Des gens serviables. Des collègues qui m’ont accueillie avec beaucoup de sympathie, et qui ont tous de très belles convictions, des sortes de sujets de prédilection, dont ils discutent à longueur de journée.

Michel, c’est l’éducation. Maurice, le nucléaire, les industries de l’automobile, tout ce qu’il trouve indécemment surpuissant. Il débat souvent avec Patrick à propos de la débâcle industrielle, et Patrick l’emmène toujours sur le sujet du syndicalisme et des contre pouvoirs. Il m’amuse, Patrick, quand il parle de la “fraternisation des oppresseurs contre les opprimés”. J’ai l’impression d’être l’exemple qu’il cherchait de toutes ces victimes de complots. Je crois que c’est le plus féministe. Il dit qu’il y a encore 21% d’écart de salaire entre les hommes et les femmes. Je le laisse dire, parce que je le trouve très gentil, mais quand il saura les écarts de salaire que j’ai vus en ouvrant par erreur des bulletins de paie qui ne m’étaient pas destinés, il risque d’en faire une apoplexie. Djem, comme on l’appelle, parce que personne n’arrive à dire son prénom bizarre sans en écorcher une partie, c’est le plus bavard. Il devient fou avec l’histoire des migrants. Il parle du droit à l’IVG remis en cause je ne sais plus où en Europe, de cette vision conservatrice de la famille qui s’installe un peu partout. Maud aussi, finalement, est assez bavarde, mais elle n’est pas toujours là. Elle est plus sur le terrain. Elle parle de la pauvreté, de l’exclusion. C’est elle qui nous ramène des nouvelles de ce qu’elle appelle la “boucherie sociale”. Paule, assez discrète, mais très à l’écoute, finit souvent en soupirant et en touillant son café : “Et pendant ce temps-là, les patrons s’enrichissent…”.

Au début, j’écoutais, seulement, parce que je n’étais tout simplement plus habituée à parler pendant le travail. Tous ces sujets m’impressionnaient beaucoup. Enfin, pas vraiment les sujets, mais la façon que chacun avait d’avoir une opinion clairement engagée, avec des chiffres, avec des dates, avec des exemples dans les pays les plus lointains du monde. Je me disais que j’étais peut-être un peu égocentrée à ne m’occuper que de mon petit quotidien, le syndic de copropriété, les saletés dans la rue et, évidemment, mes petites anecdotes croustillantes sur l’administration fasciste que je venais de fuir. Et puis, finalement, je me suis rendue compte que c’était ça, mon sujet. J’ai commencé à expliquer comment ça se passait dans mon ancien service, et ils m’ont tous écoutée avec beaucoup d’attention. Patrick m’a dit qu’il ne fallait pas laisser faire tout ça. Que, déjà, il fallait que je porte plainte pour harcèlement et que, ensuite, je vienne aux réunions syndicales où, apparemment, je pourrais exposer quelques faits fort utiles aux personnes qui nous représentent dans les hautes sphères.

J’ai bien cru que j’étais arrivée au paradis.
Qu’il y avait finalement une justice dans ce bas monde.
Je crois que j’avais repris presque six kilos.
Mais, voilà, le conte de fée est terminée.

J’ai reçu un coup de fil de la DRH. Une adorable personne m’a expliqué, un peu gênée, qu’il allait être nommé à la direction du site qui m’avait recueillie et que, “vous comprenez”, — oui oui, bien-sûr, tout le monde avait très clairement entendu que j’avais subi une situation anormale, “illégale”, oui oui, “illégale” —, mais, “vous comprenez, il y a des cas difficiles à gérer”, ce n’est pas elle qui décidait, il allait être nommé et moi je serais renvoyée dans mon service d’origine, sur l’autre site.

Avec les collègues qui, quand je leur demande s’ils seraient prêts à témoigner, ont tout de suite quelque chose de plus urgent à faire.

Je me suis installée dans un nouveau bureau, à l’écart, et je pense à Michel, Maurice, Patrick, Djem, Maud et Paule. Je les plains, mais je me rassure en me disant qu’au moins, grâce à moi, ils seront avertis.

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C’était dans la lumière brillante d’un jour éclatant de soleil

Observons les milieux où il n’y a plus aucune circulation de parole entre les personnes ou entre des groupes de personnes.
La peur grandit, on ne peut plus rien exprimer, l’agressivité devient insupportable.

INACCEPTABLE.

Des régimes totalitaires sont en germe parce que nous avons fait une erreur de discernement. Nous avons cru que chacun était occupé à remplir la tâche qui lui était assignée, avec honnêteté, alors que certains, — nous l’apprenons souvent trop tard —, l’étaient à créer des clivages, des zones de conflit, des sujets d’incessantes discordes, imposant à la manière d’un juste une règle inextricable.

Nous n’avons rien à perdre à rendre ingouvernable ce que nous jugeons intolérable. Il n’y a là aucun risque. Il suffit de constituer une majorité de blocage et de refuser de participer à un système que nous souhaitons voir évoluer. Faisons-nous élire là où les lois s’écrivent et écrivons-les. Ou refusons que celles qui créent de l’inégalité ne soient votées avec la mention “lues et approuvées par le peuple tout entier”.

Comptons-nous.
Si nous sommes cinq, si nous sommes dix, si nous sommes des centaines.

Et si nous sommes seuls, — car il suffit d’un seul —, écrivons des romans, des poèmes, des chansons, des fausses listes de courses avec, raturés, les articles périmés, jetées au sol au hasard des rencontres, écrivons avec nos corps, dans la rue, sur les places, avec nos présences, nos regards, notre opinion constamment relatée au comptoir d’un café, malgré l’état de toutes les soi-disant urgences, malgré les soi-disant interdits d’un devoir de réserve, pour dire qu’il y a dans certains endroits d’une société dite de droit des pouvoirs qu’on laisse, collectivement, par respect, par habitude, par tradition, entre les mains de futurs criminels, écrivons dans l’attention publique qu’untel a fait ça, qu’untel a dit ça, qu’untel gagne des millions, qu’une loi n’est pas respectée, qu’un cadre est dévoyé, qu’une liberté est bafouée, qu’une nouvelle forme de révolution s’engage, lisons-nous comme un conte médiéval qu’on trouverait dans les archives d’une veille bibliothèque municipale, relatant jour après jour le combat d’insurgés sacrifiés.

C’était dans la lumière brillante d’un jour éclatant de soleil, les places étaient occupées, les manifestants étaient dépouillés de leur moyen d’expression, les opposants, surveillés, les révoltés, condamnés, les possédants, graciés ou diplomatiquement ignorés.